Cinéma / La Fracture de Catherine Corsini

La Fracture de Catherine Corsini jongle avec le drame et la comédie, la fiction et le documentaire. Un huis-clos qui nous plonge au cœur d’un nuit aux Urgences d’un hôpital parisien sous pression, en plein mouvement des gilets jaunes.

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La Fracture – Catherine Corsini – Les Urgences – Crédit photo : Chaz/Le Pacte

Paris, décembre 2018. Au cœur de la nuit, Raf (Valeria Bruni Tedeschi), dessinatrice de bandes dessinées, bombarde de sms sa compagne Julie (Marina Foïs) dormant à ses côtés. Au réveil, la scène de ménage repart de plus belle. Ce n’est pas la première mais ce sera la dernière. Pour Julie, Raf est allée trop loin. Elle décide de la quitter. En essayant de la rattraper dans la rue, Raf glisse et se fracture le coude. Direction l’hôpital. Yann (Pio Marmai) est chauffeur routier. Il se rend à une manif des Gilets Jaunes. La police charge, il est gravement blessé à une jambe par une grenade de désencerclement. Ce soir-là, Yann et Raf, bientôt rejointe par Julie, se retrouvent aux Urgences. A l’extérieur la tension monte. Des blessés affluent. L’hôpital est sous pression. Le personnel est en grève mais assure les soins malgré tout. Il est rapidement débordé…
La fracture du titre c’est bien sûr celle du coude de Raf, celle du couple Raf/Julie, celle qui va se révéler entre Raf et Yann, celle entre un hôpital public manquant de personnel et de moyens et le dévouement du personnel soignant, mais aussi cette « fracture sociale » (expression employée par Jacques Chirac à l’occasion des présidentielles de 1995) laquelle est devenue multiple, mine la société française et n’a fait que s’aggraver.

CiaoViva - Cannes 2021 - La Fracture - Carole Bethuel
La Fracture – Catherine Corsini – Raf et Julie – Crédit photo : Carole Bethuel/ Chaz/Le Pacte

Pour Catherine Corsini : « Après ces deux films d’époque où j’avais parlé du féminisme, de l’inceste (La Belle saison, Un amour impossible), je voulais faire un film résolument contemporain, qui prenne en compte ce qui se passe dans la société d’aujourd’hui, notamment ses fractures sociales, sans trop savoir par quel bout
les prendre… ». L’idée du film lui est venue… accidentellement : « En tombant et en me retrouvant la nuit du 1er décembre 2018 aux Urgences de l’hôpital Lariboisière, j’ai trouvé la clé d’entrée du film et comment la faire résonner avec le climat social ambiant. Toute la nuit, j’ai observé le ballet de l’organisation hospitalière, la tension des soignants débordés souvent attentifs mais n’ayant pas toujours le temps d’être aimables, les patients réunis dans la salle d’attente, avec des chocs physiques plus ou moins importants, des angoisses, le besoin de se confier à quelqu’un… Après avoir vécue cette expérience, je me suis dit que cette arène des Urgences était le lieu idéal pour raconter ce qui me préoccupait. Plonger un couple de femmes d’un milieu social aisé dans cet endroit pouvait donner lieu à des échanges, des confrontations, et rendre compte des contrastes et des fractures de la société. »

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La Fracture – Catherine Corsini – Raf et Yann – Crédit photo : Chaz/Le Pacte

La réalisatrice c’est aussi inspirée de sa propre situation et le couple Raf/Julie est très proche du sien dans la vraie vie : «  Ce n’est pas par narcissisme que j’expose ma cellule familiale. Cela me permet de raconter des choses politiques (…). Cela crée aussi un abîme qui amène une vérité au film et qui justifie le regard sur la crise. Je ne cherchais pas non plus à nous donner le bon rôle mais au contraire à m’amuser de notre mauvaise conscience, de nos contradictions et de notre paresse vis-à-vis des manifestations. Je ne pouvais pas m’identifier à un Gilet jaune, ni à une infirmière mais je pouvais parler d’eux à partir de la place que je me donnais dans le film. Je voulais me mouiller, ne pas être confortable, complaisante. Je voulais aussi me servir de ma mauvaise foi, qui est un bon moteur de comédie. »
La Fracture prend la forme d’un huis-clos qui respecte presque la règle des trois unités (ici unité de temps et unité de lieu), fait se télescoper la situation catastrophique de l’hôpital public (le film a été tourné avant le covid. Depuis, la situation s’est encore dégradée (*) ), le mouvement des Gilets jaunes et la violence policière. Il voit aussi s’affronter la bobo (de gauche, bien entendu), déconnectée de la réalité et survoltée, et le prolo exalté qui n’a qu’une idée en tête, reprendre la route pour ramener son camion à Nîmes, sinon il perdra son emploi. Une rencontre entre des classes sociales différentes voire antagonistes (bien improbable en d’autres circonstances et endroits) qui fait des étincelles et donne lieu à des moments savoureux. Malgré le contexte, l’humour est présent comme lorsqu’un plafonnier se décroche subitement amenant cette réaction d’un patient : »C’est l’hôpital public qui se casse la gueule » !

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La Fracture – Catherine Corsini – Aissatou Diallo Sagna – Crédit photo : Carole Bethuel/ Chaz/Le Pacte

Qui dit Urgences dit attente et c’est l’un des défis qui se présentait à la réalisatrice et à sa directrice de la photo, Jeanne Lapoirie. « Comment filmer l’attente sans s’ennuyer ?  commente Catherine Corsini. J’ai cherché à être toujours en mouvement, même fixe. Je voulais battre au même rythme que le pouls de l’hôpital, où l’on sait que tout peut se jouer en quelques minutes. (…) je voulais que ça bouge, que la caméra puisse déconstruire le plan, saisir l’énergie de ce qui pourrait se produire. (…) On faisait beaucoup de prises mais sans jamais refaire exactement la même chose. L’idée était de se surprendre (…). On avait beaucoup de rushes, ce qui a ensuite permis au monteur Frédéric Baillehaiche d’être très serré sur la rythmique et de pouvoir dynamiser le film ». Et du rythme, La Fracture n’en manque pas.
La cinéaste trouve l’équilibre entre drame et comédie, mais y parvient moins bien pour celui entre la fiction et le documentaire. La réserve vient de la confrontation entre Raf et Yann. Sans remettre en cause pour autant la qualité de l’interprétation (Valeria Bruni-Tedeschi /Pio Marmai), elle fait trop « fiction », alors que Julie (Marina Foïs) est plus en retenue. Dans un film au ton documentaire on
préférera la réalité qu’apporte par sa justesse, son naturel, Aissatou Diallo Sagna, qui joue ici Kim, une infirmière amenée à effectuer sa sixième garde de nuit. Son enfant est malade et son mari panique… Dans la vie, elle a été agent des services hospitaliers avant de devenir aide soignante. Une révélation !

(*) Selon une enquête du Conseil scientifique, il y avait, au mois de septembre, 20% de lits fermés dans les grands hôpitaux, faute d’aides soignantes, d’infirmières et de médecins titulaires (le taux de fermeture était déjà de 9% en 2019). Données corroborées par des documents de l’AP-HP. D’après une autre enquête de trois organisation syndicales d’étudiants en médecin et des internes (octobre 2021), 39% des étudiants souffrent de symptômes dépressifs.

La Fracture de Catherine Corsini avec Valeria Bruni-Tedeschi, Marina Foïs, Pio Marmaï, Aissatou Diallo Sagna, Caroline Estremo, Camille Sansterre, Marin Laurens, Ferdinand Perez (Comédie dramatique – France – 2021 – 1h38 – Date de sortie : 27 octobre 2021).

Voir :
La bande annonce du film (Le Pacte – 2mn14)
Entretien avec Catherine Corsini (France Culture – 26 octobre – 27mn49)
Rencontre avec Valeria Bruni-Tedeschi et Pio MarmaiFrance 24 – 29 octobre – 11mn07)
Philippe Descottes

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