Depuis cet été, Fernando « Pino » Solanas était devenu l’Ambassadeur d’Argentine à l’UNESCO. Il est décédé vendredi dernier, des suites du coronavirus. Il s’est éteint à l’âge de 84 ans.
Fernando Solanas (producteur), Juan Solanas (réalisateur) – Cannes 2019 – Crédit photo : Philippe Prost.
Le tango, Carlos Gardel, le bandoneon… c’est une partie de l’âme argentine et l’un des thèmes de Tangos, l’exil de Gardel, drame et comédie musicale de Fernando Solanas (Grand Prix spécial du Jury au Festival de Venise 1985 et César 1986 de la Meilleure musique de film pour les compositions d’Astor Piazzolla) à laquelle fera écho, peu après, une autre fiction Le Sud (Prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 1988) qui ont en commun l’exil. Extérieur dans la première, celui des Argentins qui ont été obligés de quitter le pays, fuyant les dictatures militaires, intérieur dans la seconde, de ceux et celles qui sont resté(e)s en Argentine mais ont été emprisonné(e)s, ou amené(e)s à se cacher en changeant de domicile ou de région. Cet exil, le cinéaste l’a connu en raison de son engagement politique et de son militantisme par le biais du cinéma, de la fiction, mais surtout du documentaire.
Pourtant Fernando Ezéquiel Solanas, alias Pino Solanas, aurait pu devenir pianiste… Né le 16 février 1936 à Olivos, une localité de la province de Buenos Aires, et issu d’un milieu bourgeois, il étudie le piano. Mais pour pour lui c’était plus une passion qu’une possibilité de s’exprimer à travers la musique. Aussi, comme il n’y a pas d’école de cinéma, il entre à l’Ecole Nationale de Théâtre, où il étudie l’interprétation, la danse, la rythmique corporelle, la scénographie, la lumière, la direction d’acteurs. Une formation complétée par la fréquentation des cinémas. Il lui arrivait ainsi de voir trois fois de suite le même film aux séances de 14h, 16h et 18h, tout en prenant des notes à chaque fois. C’est sur le tas qu’il apprend le métier de réalisateur en tournant des centaines de spots publicitaires. Il est déjà passé au court métrage lorsque les militaires prennent à nouveau le pouvoir en Argentine en 1966. Il a choisi l’image comme moyen d’expression, artistique mais aussi politique. Cependant, il ne va pas suivre le chemin habituel. Avec le scénariste et documentariste Octavio Getino et d’autres collègues ils créent le groupe Cine Liberación qui refuse l’hégémonie du cinéma hollywoodien, mais aussi le cinéma d’auteur européen jugé « réformiste », et prône un « troisième cinéma », un Tiers-cinéma qui « (…) oppose au cinéma industriel un cinéma artisanal ; au cinéma des individus, un cinéma des masses ; au cinéma d’auteur, un cinéma des collectifs ; au cinéma de désinformation néocolonial, un cinéma d’information ; au cinéma d’évasion, un cinéma qui restaure la réalité ; au cinéma passif, un cinéma agressif ; au cinéma institutionnalisé, un cinéma de guérilla,… » propre à l’Amérique Latine, car la situation n’est pas particulière à l’Argentine. D’autres pays à cette époque, comme le Brésil, le Honduras, le Nicaragua ou le Paraguay (d’autres basculeront à leur tour peu après) ont à leur tête une dictature militaire. Emblème de ce mouvement contestataire et manifeste, L’Heure des brasiers (La Hora de los hornos), un documentaire fleuve de plus de 4 heures, que Solanas et Getino tournent en 16mm, sans son synchrone, clandestinement, entre 1966 et 1968, « en utilisant la pellicule comme un carnet et la caméra comme un stylo ». Interdit en Argentine et par les autres dictatures, le film, que le réalisateur présentera comme étant « un cinéma de réflexion, un cinéma au service d’un débat ou d’une action politique » est composé de trois parties (Néocolonialisme et violence, Acte pour la libération et Violence et libération) et d’une grande liberté formelle. Il est diffusé dans des circuits parallèles, mais aussi dans des festivals européens en 1968, au moment où éclatent les révoltes étudiantes et ouvrières. Référence du cinéma politique, il a inspiré bien des cinéastes et militants. Devenu un classique du cinéma latino-américain, il figure toujours dans la liste des 50 Meilleurs documentaires de tous les temps établie (en 2014), après le vote de plus de 200 critiques et programmateurs et 100 cinéastes, par la revue britannique Sight & Sound en partenariat avec le British Film Institute.
En 1976, après le coup d’Etat du général Videla qui porte une junte militaire au pouvoir, Fernando Solanas prend le chemin de l’exil et trouve refuge en France où il réalise Tangos, l’exil de Gardel. Avec la chute de Videla et de la dictature en 1983, le réalisateur rentre chez lui, en Argentine. C’est le retour de la démocratie, mais en même temps une économie soumise au néolibéralisme. S’il signe plusieurs films de fiction (Le Sud, Le Voyage, La Nuage), Fernando Solanas, opposé à la politique du Président Carlos Menem (1989-1999), demeure fidèle à son engagement et va continuer son combat. Il mène ainsi une carrière politique. Député de 1993 à 1997, il est devenu sénateur en 2013.

Des obligations qui ne l’ont pas empêché de prendre la caméra et de revenir au documentaire politique au début des années 2000. Dans Mémoire d’un saccage (2003) il démonte les mécanismes qui ont mené l’Argentine à un désastre économique et à un « génocide social » en 2001. En 2005, La Dignité du peuple (dont le tire original, La dignidad de los nadies, fait étrangement penser à cette formule méprisante d’un homme politique prononcée en 2017 :« (…) les gens qui ne sont rien ») s’intéresse aux effets de la crise économique et dresse le portrait d’hommes et de femmes qui essaient de relever la tête et combattre pour retrouver leur dignité, malgré la faim et la misère. Récemment, il s’est plus particulièrement intéressé à la protection de l’environnement. La Guerra del fracking (2013) dénonce les conséquences de la technique de fracturation hydraulique dans l’exploitation des gisements d’hydrocarbures, et dans Le Grain et l’ivraie (2018)Fernando Solanas voyage à la rencontre des populations locales, d’agriculteurs et de chercheurs pour pointer du doigt le modèle agricole argentin : agriculture transgénique et utilisation intensive des agro-toxiques (épandages, fumigations et…glyphosate) qui ont provoqué l’exode rural, la déforestation mais aussi la multiplication des cas de cancers et de malformations à la naissance.

Il a également pris position en faveur de l’avortement.
En Argentine, pays catholique et de naissance du pape François, il n’est légal qu’en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère. En 2018, le débat parlementaire sur la question avait déclenché plusieurs manifestations de foulards verts, symbolisant la lutte pour le droit à l’avortement, et d’opposants. Lors du vote, la chambre des députés avait approuvé la légalisation de l’IVG, mais le Sénat, l’avait finalement rejetée.
Fils du réalisateur, Juan Solanas, également cinéaste, a pris le relais et abordé le sujet dans un documentaire coup de poing, Femmes d’Argentine, présenté en Séance spéciale au Festival de Cannes 2019.
Le 27 octobre, le président argentin de centre-gauche Alberto Fernandez a annoncé que son gouvernement allait soumettre à nouveau un projet de loi visant à légaliser l’avortement.
Cinéaste engagé et résistant, Fernando Solanas n’a cessé de revisiter l’histoire de son pays tout au long de sa carrière, de 1966 à 2018 (il a été coproducteur de Femmes d’Argentine). Mais le regard qu’il porte et les enseignements que l’on peut en tirer dépassent les frontières géographiques et sont toujours d’actualité.
Voir également :
– Le site officiel de Fernando Solanas
– Entretien avec Fernando Solanas (web magazine – Un état du Monde/Forum des Images)
– Amérique du Sud: Après les dictatures, le regard d’un intellectuel. Entretien avec Fernando Solanas (TV5 Monde – 2015 – 12mn40)
Philippe Descottes