Que voilà un drôle titre! Est-ce une BD sur le « Français » (surnom de la Comédie Française). Les choses s’éclairent avec le sous-titre : Voyages dans l’antichambre du Pouvoir
Mais le parallèle n’est pas vain entre l’institution Comédie Française est l’institution qu’est le Pouvoir. Les éléments biographiques de l’auteur sont éclairants à ce sujet.
Mathieu Sapin naît en 1974 à Dijon, d’un papa archéologue et d’une maman bibliothécaire. Entré à pas discrets dans le monde de la bande dessinée, Mathieu Sapin destine son travail aux petits comme aux grands. Après une formation à l’école des Arts Déco de Strasbourg dans la section illustration, il entre aux éditions Je Bouquine pour travailler sur huit mensuels destinés à la jeunesse puis collabore avec le musée de la BD d’Angoulême jusqu’en 1998. Il se lança ensuite dans la veine de la BD de reportage avec Feuille de Chou : journal d’un tournage, making of de Gainsbourg, vie héroïque, premier long-métrage de Joann Sfar. S’ensuivirent Journal d’un Journal où il passe six mois dans les coulisses du quotidien Libération, puis Campagne présidentielle, où il suit les pas de François Hollande jusqu’à l’Élysée, un ouvrage qui s’emmanche avec Le Château, chronique de la vie du « président normal » dans le palais de la République, de 2013 à 2015. Enfin avec Gérard, cinq années dans les pattes de Depardieu, il raconte le quotidien du grand acteur, notamment dans ses tribulations en Russie.
Il avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus, mais après neuf mois passés à suivre la campagne présidentielle de 2012, deux années occupées à observer les coulisses de l’Elysée et cinq années dans les pattes de Gérard Depardieu, notre reporter bédé a replongé dans la marmite de la politique.
En mettant en parallèle la trajectoire de Jean Racine qui se rêve courtisan de Louis XIV au XVIIe siècle et la sienne dans sa tentative d’approche du président Emmanuel Macron, Mathieu Sapin interroge les liens entre l’Art et le Pouvoir avec la finesse et l’autodérision qui font sa patte.
Cela sera une chronique « jupitérienne » En plus du titre, {Comédie Française}, on connait son thème : un croisement entre l’actualité politique, depuis 2017 et l’élection d’Emmanuel Macron, et la vie de Jean Racine. Un angle d’attaque qui met en parallèle le « Grand Siècle » et le règne « jupitérien » de l’actuel président.
L’antichambre… Il y a d’abord la Chambre : reste de l’antre mythique, c’est le lieu invisible et redoutable où la Puissance est tapie… La Chambre est contiguë au second lieu tragique, qui est l’Antichambre, espace éternel de toutes les sujétions, puisque c’est là qu’on attend. L’Antichambre (la scène proprement dite) est un milieu de transmission ; elle participe à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, du Pouvoir et de l’Evénement, du caché et de l’étendu ; saisie entre le monde, lieu de l’action, et la Chambre, lieu du silence, l’Antichambre est l’espace du langage. (Roland Barthes, Sur Racine)
Le courtisan… L’homme de Cour est sans contredit la production la plus curieuse que montre l’espèce humaine. C’est un animal amphibie dans lequel tous les contrastes se trouvent communément rassemblés…. Il faut avouer qu’un animal si étrange est difficile à définir ; loin d’être connu des autres, il peut à peine se connaître lui-même ; cependant il paraît que, tout bien considéré, on peut le ranger dans la classe des hommes, avec cette différence néanmoins que les hommes ordinaires n’ont qu’une âme, au lieu que l’homme de Cour paraît sensiblement en avoir plusieurs. En effet, un courtisan est tantôt insolent et tantôt bas ; tantôt de l’avarice la plus sordide et de l’avidité la plus insatiable, tantôt de la plus extrême prodigalité, tantôt de l’audace la plus décidée, tantôt de la plus honteuse lâcheté, tantôt de l’arrogance la plus impertinente, et tantôt de la politesse la plus étudiée ; en un mot c’est un Protée, un Janus, ou plutôt un Dieu de l’Inde qu’on représente avec sept faces différentes. Ces lignes sont tirées de l’Essai sur l’art de ramper, à l’usage des courtisans, du Baron d’Olbach, 1723-1789. Je crois qu’on peut appliquer ces lignes depuis la plus haute antiquité jusqu’à la période la plus contemporaine.
J’aurais presque envie de considérer Comédie Française comme un manuel de sociologie comparée. Quelque part, c’est un essai sur l’art d’être courtisan. Et cette question que l’on peut formuler ainsi : est-ce le pouvoir qui séduit l’intellectuel ou l’intellectuel qui fascine le pouvoir ? Quand Racine chargé d’être l’historiographe de Louis XIV le suit sur les champs de bataille, il n’est rien d’autre qu’ « embedded », comme un journaliste spécialement « embarqué » par les institutions aux fins de vanter leurs dispositifs ou leurs politiques.
Nous passons directement du XXIème siècle de Macron au XVIIème siècle de Louis XIV et de Racine, où l’on s’aperçoit que Racine, c’est bien sûr Ariane ma sœur, de quel amour blessée/ Vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée, mais aussi un foutu courtisan. Mais il y a aussi ce que j’appellerai une distanciation dans le dessin, soit par l’intervention de l’auteur, en petit personnage, commentant l’action, soit par un apparent anachronisme à l’instar de Racine faisant des ronds de jambe, tout en pensant Yes !, tel qu’on le dit chaque fois que l’on réussit quelque chose. Mathieu Sapin est une sorte de Tintin, se glissant du présent au passé. Au demeurant, quand ou voit la couverture, on imagine que l’album pourrait s’appeler Tintin au pays du Pouvoir
Quant au rapport pouvoir et intellectuel il est très bien décrit dans deux répliques dite, au cours d’un déjeuner, par « un ami qui travaille dans la communication politique » : Le pouvoir a besoin des artistes parce qu’il a très peu d’imagination et Depuis le début le pouvoir a besoin d’écrivains. Que saurions-nous d’Alexandre le grand si Suétone n’avait pas été là pour écrire sa légende ? Fermez le ban.
Et puis il y a le maître-mot, Pharmakos. 21 décembre 2018.Mathieu Sapin déjeune avec « un ami avocat qui connait bien le milieu politique » Et il dit (à propos de qui vous savez, Mr en même temps) C’est quelqu’un qui a raté « Normale »… En fait, c’est un looser qui cultive une image de winner. Mais c’est très dangereux. C’est le Pharmakos.
Explication : le pharmakos, dans la Grèce antique, c’est l’esclave sacré pendant un an, pendant un an, on le traite à l’égal d’un roi. Le dernier jour de l’année on le fait défiler dans la ville…
Et à la fin on le tue… Comme ça il emporte avec lui tous les mauvais sentiments.
Comédie Française est une œuvre au rythme allègre, à la ligne claire comme chez Tintin.
Elle me rappelle ce que me disait monsieur Lucchini, mon prof d’histoire-géo en terminale – et donc quelque part cet article est en hommage aux profs d’histoire-géo et aux profs tout court- quand il nous faisait étudier les Etats-Unis : si vous voulez appréhender les Etats – Unis, leurs mœurs, lisez Lucky Luke. On pourrait dire : Si vous voulez appréhender les mœurs politiques de la France, lisez Comédie Française.Allez ! Finissons avec un petit plaisir :Si nous examinons les choses sous ce point de vue, nous verrons que, de tous les arts, le plus difficile est celui de ramper. Cet art sublime est peut-être la plus merveilleuse conquête de l’esprit humain… C’est à quoi le courtisan s’exerce dans l’enfance, étude bien plus utile sans doute que toutes celles qu’on nous vante avec emphase, et qui annonce dans ceux qui ont acquis ainsi la faculté de subjuguer la nature une force dont très-peu d’êtres se trouvent doués.
Comédie Française Voyages dans l’antichambre du pouvoir Mathieu Sapin Editions Dargaud
Je vous rappelle que cette œuvre s’achète dans une librairie, ou dans un magasin de Bandes dessinées. Et nulle-part ailleurs. Au demeurant, la loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre, dite loi Lang, instaure le prix unique du livre en France. Vous achèterez donc au même prix cet ouvrage dans une librairie, ce que je vous recommande vertement, que sur la plateforme d’une entreprise de commerce électronique dont je ne veux pas me souvenir du nom.
Jacques Barbarin