Je me souviens que tu as eu une autre vie avant le procès dit de Bobigny…
Je me souviens que tu es née le 27 juillet 1927 dans le quartier populaire de La Goulette, ville située à une dizaine de kilomètres au nord-est de Tunis. Je me souviens – ça c’est perso- que mon père, né à Tunis, allait se baigner à la plage de La Goulette. Je me souviens que tu es issue d’une famille pauvre. Je me souviens qu’à l’âge de treize ans, tu entames une grève de la faim afin de ne plus avoir à faire le lit de ton frère. Au bout de trois jours, tes parents cèdent et tu écris dans ton journal intime de l’époque : « Aujourd’hui j’ai gagné mon premier petit bout de liberté.

Je me souviens que tu écris dans « Mémoires du pays natal » : J’avais onze ans lorsque éclata, à Tunis, la grande répression du 9 avril 1938. Des mitraillettes tiraient dans la rue, des tanks barraient le boulevard Bab-Benat, des soldats beaucoup de Noirs, des Sénégalais, j’en avais été frappée — sillonnaient, l’arme au poing, les ruelles de la Médina. Le sang coula, notamment à la Zitouna où plusieurs étudiants furent abattus. (…) Je me souviens encore de cette journée nationaliste (…). Au parc Gambetta, aux portes nord de la ville, un peuple joyeux et mêlé se pressait. Femmes voilées de blanc, vieillards, intellectuels, dockers, yaouled avec leur boîte à cirage de chaussures, tous convergeaient vers l’esplanade. Venant de la Kasbah, ils descendaient participer à leur première kermesse de la liberté. Bourguiba et d’autres leaders avaient harangué la foule. La Tunisie voulait un Parlement, des libertés démocratiques, un gouvernement. Après le meeting, tout rentra dans l’ordre sans le moindre incident. Je regardais, étonnée, les places cernées par les tanks et les rues pleines de camions militaires, sans imaginer la tuerie qui s’ensuivrait, décidée pour le lendemain, à froid. La troupe tira sur les étudiants, sur les femmes désarmées, sur des enfants qui couraient, affolés par le sifflement des balles. (…).

Je me souviens qu’en 1949, tu entres au barreau de Tunis pour plaider de petites affaires puis défendre des syndicalistes et des indépendantistes tunisiens. Je me souviens que tu poursuis ta carrière d’avocate à Paris. Je me souviens qu’à partir de 1956, tu deviens l’avocate de condamnés algériens dans une affaire de « condamnation sur des aveux extorqués« , voire imposés, à quarante-quatre détenus dont dix-sept femmes, puis dénonces les tortures pratiquées par l’armée française et défends les indépendantistes du Mouvement national algérien.
Je me souviens que tu es signataire en 1971 du Manifeste des 343 femmes qui déclarent avoir avorté et réclament le libre accès aux moyens anticon ceptionnels et à l’avortement libre. Je me souviens qu’au cotés de Simone de Beauvoir et de Jean Rostand, tu fondes en 1971 le mouvement féministe Choisir la cause des femmes , et milite en faveur de la dépénalisation de l’avortement. Tu assumeras la présidence de cette association à la mort de Simone de Beauvoir.

Je me souviens donc du procès dit de Bobigny, un procès pour avortement qui s’est tenu en octobre et novembre 1972 à Bobigny. Cinq femmes y furent jugées : une jeune femme mineure qui avait avorté après un viol –Marie Claire- et quatre femmes majeures, dont sa mère, pour complicité ou pratique de l’avortement. Ce procès, dont tu assuras la défense eut un énorme retentissement et contribua à l’évolution vers la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse. Après le huis clos du procès, le jugement est rendu en audience publique – l’actrice Delphine Seyrig et plusieurs manifestantes peuvent ainsi y assister. Marie-Claire est relaxée parce qu’elle est considérée comme ayant souffert de « contraintes d’ordre moral, social, familial, auxquelles elle n’avait pu résister ». Je me souviens que ta plaidoirie en lors de ce procès est reprise au théâtre Antoine par Richard Berry en 2018 sous le titre Plaidoiries.
Je me souviens qu’en janvier 1974, invitée sur un plateau de télévision, tu démontrais un sang froid saisissant face à une femme opposée à la loi Veil, lui demandant comment elle pouvait « donner l’absolution à une femme qui a tué son enfant« . « Nous ne partons pas en croisade pour l’avortement. Nous nous battons pour que les femmes soient libres de choisir leur maternité. Ça c’est fondamental. Vous, comme moi, aurez le droit de choisir« , défendait-elle.

Je me souviens que, à propos de Simone Veil, tu diras : «Elle était paradoxale car elle pouvait être dure et, en même temps, rire de tout. Je n’ai que des souvenirs heureux avec elle, elle aimait tellement la vie ! Nous parlions de tout, de nos maris, de nos enfants, nous avions chacune trois fils. Nous étions de bonnes mères, mais, l’une comme l’autre, nous pensions qu’être mère ne consistait pas en un destin unique. Nous parlions beaucoup des droits des femmes. Elle était une grande féministe. Nos combats n’étaient pas concertés mais ils s’emboîtaient.»
Je me souviens que, élue à l’Assemblée nationale (députée de la quatrième circonscription de l’Isère) de 1981 à 1984, tu siège comme apparentée au groupe socialiste. Elle constate que ses projets n’avancent pas autant qu’elle le souhaiterait, et elle dénonce un « bastion de la misogynie ».
Je me souviens que tu es également l’une des fondatrices de l’association altermondialiste ATTAC, en 1998.
Je me souviens que tu a écris dix sept livres, dont le premier est Djamilla Boupacha en collaboration avec Simone de Beauvoir (Gallimard 1962) et le dernier Une farouche liberté, avec Annick Cojean, 2020
Je me souviens que tu es partie ce 28 juillet 2020, donc à 93 ans. Je me souviens que ta phrase favorite était « Ne vous résignez jamais ! » On ne mendie pas un juste droit. On se bat pour lui.
( Jacques Barbarin ).
Illustrations :
Gisèle Halimi Photo Marie-Lan Nguyen
« Avocate irrespectueuse », « Fritna » et « Ne vous résignez jamais » : Photo de couvertures des publications