Le livre dont je vous parle aujourd’hui, sorti la première fois en 1965, est d’Iákovos Kambanéllis. Né à Naxos le 2 décembre 1922, Iakovos Kambanellis est mort en 2011 à l’âge de 88 ans. Outre ce récit et ses pièces de théâtre, il a écrit de nombreux essais, principalement sur le théâtre, et des scénarios de films pour Michael Cacoyannis, Nikos Koundouros.
« Le 5 mai, peu avant midi, un énorme tank américain, noir de fumée et portant les marques de la guerre, a démoli la porte centrale de Mauthausen et est entré dans l’enceinte. » Celui qui parle de son séjour à Mauthausen*, de l’automne 1943 à mai 1945, est le grand dramaturge grec de la seconde moitié du siècle dernier. Et pour évoquer la vie – ou l’absence de vie – dans le camp de concentration, il utilise pour la première fois – ce sera la seule – la forme narrative. En novembre 1963, la disparition de Kennedy et de Khrouchtchev de la scène politique, la guerre froide, le mur de Berlin, la guerre au Vietnam lui font comprendre que l’été 1945 et son retour dans une Grèce ruinée et divisée étaient la préfiguration du nouvel affrontement mondial.
D’octobre 1943 jusqu’au 5 mai 1945, il fut prisonnier au camp de concentration autrichien de Mauthausen, l’un des plus grands camps de travail en Europe occupée. Dans les jours qui suivirent la libération du camp par l’armée américaine, il fut élu par les Grecs survivants représentant auprès du Comité qui prenait les dépositions et veillait au rétablissement physique et au rapatriement des prisonniers. Il aurait dû rentrer assez rapidement en Grèce, mais, bien que non-Juif, Kambanellis décida de rester avec ses compatriotes juifs dont le désir d’aller en Palestine était contrecarré par la politique britannique, si bien qu’il séjourna dans le camp libéré deux mois supplémentaires. La prolongation de ce séjour accroît la portée de témoignage de son récit Mauthausen publié en 1965. Ce texte poignant et original inspira le compositeur Mikis Théodorakis qui, dans La cantate de Mauthensen, mit en musique des poèmes qu’Iakovos Kambanellis écrivit pour l’album.
Ce récit est à ne pas manquer. Il a au demeurant obtenu le Prix du livre étranger 2020 décerné par France Inter et le Journal du Dimanche. Son talent est d’entrecroiser des récits sur le camp avant sa libération et après, l’organisation de la vie dans le camp sous la direction du Comité, comité donc dans lequel Iákovos Kambanéllis représentait les grecs du camp.
À son arrivée au camp, le jeune Iakovos reçoit une recommandation d’un détenu : Pour s’en sortir, il faut une croûte de folie autour du cerveau. Résumant Mauthausen – contre nature, dément, incroyable, terrifiant » ce prisonnier lui dit que s’il pouvait être transporté dans le monde d’avant, et raconter ce qu’il a vécu, personne ne le croirait. Comme Robert Antelme, Primo Levi ou Jorge Semprun, Iakovos Kambanellis se heurte à l’impossible annonce. L’un des chapitres les plus émouvants, Une cité aux frontières mortelles, est celui où les déportés découvrent le camp de Mauthausen l’arrivée, où ils se raccrochent à des indices qu’ils pensent favorables, « C’est bon signe », l’entrée dans le camp, « Nous n’avons plus d’illusions…. L’air sent la chair brulée »
Malgré cela, l’humour n’est jamais absent de ce récit, récit auquel il ne manque pas de coté picaresque. Exemple de cet humour lorsque Kambanéllis annonce, à l’un de ses compatriotes, qu’il a décidé de rester avec les juifs :
Thamassis a réfléchi un moment : On peut manger de grosses bouchées mais il ne faut pas prononcer de grandes paroles. Puisque tu restes, je reste aussi. Qu’est-ce que ça change d’aller plus ou moins vite en Grèce ? De toutes manières, elle reste là où elle a toujours été, elle ne partira pas
Voici d’ailleurs la façon dont Kambanellis raconte en 2005 comment il s’est retrouvé à Mauthausen :
« Un ami, un peu plus âgé que moi, m’avait convaincu que nous pouvions nous enfuir de Grèce pour le Moyen-Orient. Lui, plus déterminé une des côtes de l’Attique où des caïques nous feraient passer en face. Ça n’a pas pu se faire, car il s’est rendu compte qu’il fallait que chacun de nous ait 60 livres or. Quand il a vu que ça ne marchait pas, il a trouvé un autre moyen : nous passerions avec des papiers par la Yougoslavie et nous arriverions à Vienne où avec les 200 marks que nous aurions gagnés en vendant des cigarettes, nous obtiendrions de faux passeports italiens. C’est ce que nous avons fait. Ils nous ont arrêtés à Innsbrück et ils nous ont emmenés dans une prison à Vienne.La chose la plus simple était de t’envoyer dans un camp de concentration. Et c’est ce qui s’est passé… »
Ce livre est vraiment à connaître. Un grand écrivain, dramaturge, poète, essayiste, convoque sa mémoire pour nous livrer un récit plein d’esprit, d’ironie et de fureur.
Mauthausen – récit Iákovos Kambanéllis Edition Albin Michel
Je vous rappelle qu’un livre s’achète dans une librairie. Et nulle part ailleurs. Au demeurant, la loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre, dite loi Lang, instaure le prix unique du livre en France. Vous achèterez donc au même prix cet ouvrage dans une librairie, ce que je vous recommande vertement que sur la plateforme d’une entreprise de commerce électronique dont je ne veux pas me souvenir du nom.
Jacques Barbarin
*Le camp de Mauthausen était un camp de concentration par le régime nazi en Haute Autriche. Le nombre total des victimes est inconnu mais la plupart des sources parlent de 122 766 à 320 000 morts pour l’ensemble du complexe. Les camps formaient l’un des premiers grands complexes concentrationnaires nazis et furent parmi les derniers à être libérés par les Alliés. Les deux camps principaux, Mauthausen et Gusen I, étaient les seuls camps du système concentrationnaire nazi en Europe classés « camps de niveau III », ce qui signifiait qu’ils étaient destinés à être les camps les plus durs à l’intention des « ennemis politiques incorrigibles du Reich ».