Stupéfait. Abasourdi. Transporté. Conquis. Bref, « sur le cul ». C’est comme cela que j’étais ce 10 mars, au Théâtre Anthéa, en sortant de la représentation de 1984, par le Collectif 8.
Le Collectif 8, les lecteurs de ciaovivalaculture le connaissent : https://ciaovivalaculture.com/2019/11/13/theatre-le-chateau-a-la-fois-du-theatre-et-au-dela-du-theatre/
J’y écrivais, en début d’article : Le 9 novembre 1989, un mur tombait à Berlin. Le 9 novembre 2019, un autre est tombé pour moi, le quatrième mur. Au théâtre, cela désigne un « mur » imaginaire situé sur le devant de la scène, séparant la scène des spectateurs et « au travers » duquel ceux-ci voient les acteurs jouer. Et ce que j’ai vu ce soir –là au Théâtre Francis Gag, à Nice, me l’a fait exploser, ce foutu mur. A part la date du 9 novembre 2019 est le Théâtre Francis Gag, changez rien.
Bon. Petit retour sur une œuvre culte. 1984 est le plus célèbre roman de George Orwell, publié en 1949. Il décrit une Grande Bretagne trente ans après une guerre nucléaire entre l’Est et l’Ouest censée avoir eu lieu du stalinisme et de certains éléments du nazisme. La liberté d’expression n’existe plus. Toutes les pensées sont minutieusement surveillées, et d’immenses affiches sont placardées dans les rues, indiquant à tous que «Big Brother vous regarde » (Big Brother is watching you). Cette principale figure du roman, est devenue une figure métaphorique du régime policier et totalitaire, de la société de la surveillance, ainsi que de la réduction des libertés.
En 2005 le magazine Time a d’ailleurs classé 1984 dans sa liste des 100 meilleurs romans et nouvelles de langue anglaise de 1923 à nos jours. Anticipation ? Dystopie ?*Toute personne qui regarde attentivement la société contemporaine ne peut que s’affoler du fait de voir que ce roman, c’est vraiment De te fabula narratur. Et que Big Brother, c’est le Covi 19, ou tout au moins ce que médias et pouvoir politique en font. Mais vous savez ce que c’est, les romanciers, quelle imagination !
Une des marques de fabrique de Collectif 8 est d’intégrer la vidéo au plus près de la scénographie. La vidéo de Paulo Correia est omniprésente. Elle fait corps avec les personnages sert de décors et devient un personnage à part entière. Un personnage. Un personnage qui, à l’instar des décors des films expressionnistes, passe de l’arrière plan à l’avant plan. Elle est instrument de narration. Elle peut surprendre mais elle est lecture, enrichissement du travail des acteurs, Paulo Correia, Damien Remy, Judith Rutkowski.
Comment porter à la scène ce roman culte ? Il y a une grande intelligence de la part de Gaële Boghossian, qui signe l’adaptation et la mise en scène, intelligence du texte et sa compréhension – comprendre, c’est prendre avec. Au lieu d’une laborieuse mise en images, mises en sons, mise en paroles, mise en actes, du roman du début à la fin, c’est la dernière partie qu’elle nous offre, mais dernière partie qui, dans son déroulement, devient la synthèse de l’ensemble du roman.
Trois personnages : Winston Smith, 39 ans, habitant de Londres en Océania, est un employé du Parti Extérieur, c’est-à-dire un membre de la « caste » intermédiaire du régime océanien, l’Angsoc (mot novlangue **pour « Socialisme Anglais »). Winston officie au Ministère de la Vérité Miniver en novlangue. Son travail consiste à remanier les archives historiques afin de faire correspondre le passé à la version officielle du Parti. Julia également fonctionnaire du Parti, âgée de 26 ans, Julia travaille à la Commission des Romans où elle imprime des livres pour le compte du régime. Tout comme Winston, elle a des pensées divergentes concernant le Parti et c’est en remarquant cette caractéristique chez le héros qu’elle en tombe amoureuse. O’Brien. Haut fonctionnaire du Parti, O’Brien est un homme mystérieux et intelligent. Il est membre du Ministère de l’Amour où son rôle est de « guérir » ceux qui ont commis un crime envers Big Brother. Dans 1984, il revêt une importance capitale en tant qu’instigateur de la traîtrise de Winston et cause de sa perte. C’est en effet lui qui, au moyen d’un regard, pousse Winston à tenir le journal où il couche sa haine envers Big Brother. Ayant acquis la confiance du héros par ce procédé, O’Brien utilise ensuite son influence pour le piéger.
Dans la dernière partie, qui est le fil conducteur de cette adaptation Winston, est arrêté enfermé dans les caves du Ministère de l’amour, et se fait torturer et humilier pendant des jours et des semaines, voire des mois (la notion du temps n’est pas très bien précisée à ce moment de l’histoire car Winston n’a aucun instrument auquel se fier pour mesurer le temps), jusqu’à ce qu’il perde toutes ses convictions morales et soit prêt à accepter sincèrement n’importe quelle vérité, aussi contradictoire soit-elle (2 et 2 font 5, Winston n’existe pas en réalité…), pourvu qu’elle émane du Parti. Sa rééducation se finit lorsque confronté à sa phobie la plus forte (les rats), il trahit et renie Julia.
Ce 1984 du Collectif 8, qui se présente donc comme un long interrogatoire – j’ai pensé à L’inquisitoire, de Robert Pinget- nous permet, par les questions de celui qui s’avérera être O’Brien, de reprendre le déroulé du roman. Si le mot n’avait pas un sens réducteur, j’emploierais le terme de « digest » : nous sommes conduit, pendant environ 1h30, non seulement dans l’histoire du roman, mais dans a philosophie.
Monter 1984 aujourd’hui est pour nous d’une nécessité artistique vitale : surveillance, manipulation de la pensée et de l’information, reformatage de la pensée, puritanisme et communautarisme, appauvrissement du langage et de la pensée, restriction des libertés d’expression, état d’urgence… Autant de manifestations sociétales de notre temps qui sont prédites dans ce roman visionnaire et qui nous donnent le sentiment profond d’une urgence irrépressible. Gaële Boghossian
Celle – ci utilise, dans sa mise en scène, s’appuie, dirais-je, sur le monde orwellien suscité par la vidéo, sur la grande clarté de jeu des comédiens, sur la créativité et la pertinence des lumières : elle se comporte comme le doit l’être un metteur en scène, un chef d’orchestré.
Paulo Corréia est kafkaïen au possible, Damien Remy, formé par Gérard Gelas, entraine par son jeu la folie d’un système, le démontre, le démonte, Judith Rutkowski, dans le rôle de Julia, tente, avec sa fougue, sa présence, de calmer l’inéluctable, d’essayer de l’apaiser. Mais le peut-elle ?
Au tout début on entend ce que je pense être un prélude de Chopin, musique qui nous semble comme venir d’un au-delà. Au-delà de quoi ? Pour moi, c’est la continuation de Winston après sa néantisation. Elle me fait penser au dernier plan de THX 1138, de George Lucas.
Le Château était superbe, 1984 est nécessaire, nécessaire à la compréhension de notre société, où, comme en Océania, on raréfie le langage, pour raréfier la pensée, on simplifie à loisir, par exemple on dit pitch pour parler de l’histoire d’une œuvre de fiction en une phrase, ou un petit paragraphe, on manipule, on s’aperçoit que la seule chose qui intéresse le pouvoir, c’est le pouvoir.
Bref, sur le cul. Au fait, Gaële, comment dit-on cela en novlangue ?
Jacques Barbarin
*Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur. Une dystopie peut également être considérée, entre autres, comme une utopie qui vire au cauchemar et conduit donc à une contre-utopie. L’auteur entend ainsi mettre en garde le lecteur en montrant les conséquences néfastes d’une idéologie (ou d’une pratique) présente à notre époque
**novlangue (en anglais « Newspeak ») est la lange officielle d’Océania. Une nouvelle traduction du roman en 2018, de Josée Kalmoun la renomme néoparler. La première traduction (1950) est de… Amélie Audiberti, fille de Jacques Audiberti, né à Antibes. Jacques Audiberti, dites-moi que faire/Pour que le maçon chante mes chansons/- Eh bien, mon petit, va-t ‘ en chez mon père/Il te le dira, il était maçon/Dans le vieil Antibes, derrière la mer/Il a sa maison, rue du Saint-Esprit (Nougaro) Rue du Saint-Esprit, où est né Jacques Audiberti.
1984 d’après George Orwell mise en scène et adaptation Gaële Boghossian
avec Paulo Correia, Damien Remy, Judith Rutkowski création vidéo Paulo Correia musique Benoît Berrou lumières Samuèle Dumas collaboration scénographique Guillaume Pissembon couturière Emma Aubin
coproduction anthéa, théâtre d’Antibes, Collectif 8, Espace Nova – Velaux, Théâtres en Dracénie – scène conventionnée d’intérêt national Art et Création, Pôle Arts de la Scène – Fiche de la Belle de Mai, Marseille
Théâtre Anthéa , salle Pierre Vaneck, 260 Avenue Jules Grec, 06600 Antibes 04 83 76 13 13 contact@anthea-antibes.fr
Vendredi 13 mars 21h, Samedi 14 21h, Dimanche 15 16h, mardi 17 20h30, mercredi 18 21h, jeudi 19 20h30, vendredi 20 21h
Crédit photo : Meghann Stanley