Théâtre/ Lewis versus Alice

Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate. Oui, laissez toute espérance de vous raccrocher à la raison raisonnante, de raison garder. Vous allez vous retrouver sur une voie ché la diritta via era smarrita. Il va falloir se perdre. Que de prolégomènes ! Mais il le faut pour tenter d’aborder ce Lewis versus Alice.


Drôle de titre, me direz-vous. Cela fait un peu match de boxe. Ou alors divorce : Kramer versus Kramer. Au fond, c’est un peu des deux. Il s’agit du dernier opus de Macha Makieff, la directrice du Théâtre La Criée, à Marseille. Les lecteurs de ciaovivalaculture la connaissent bien : Trissotin ou les femmes savantes, Lumière d’Odessa, La fuite. Dans les deux derniers, des points d’achoppement : le rêve comme une nécessité, la construction en abyme. Il y a même des analogies entre La Fuite et Lewis versus Alice : la première pièce est structurée en 8 songes, la deuxième en 4 crises.
Mais avant tout de quoi s’agit-il ? Lewis, vous l’aurez compris, c’est Lewis Caroll, quant à Alice, vous l’aurez deviné. D’abord Lewis Carroll (1832-1898) est le pseudonyme de Charles Lutwidge Dodgson. Comment ce professeur de mathématiques – on lui doit une vingtaine d’ouvrages dans cette matière dont cinq sur Euclide passait-il de la logique au non-sense, ce genre littéraire anglais dans lequel l’absurde, le paradoxe et la dérision naissent de jeux inventifs, voire extravagants, sur la langue ? Ce pays des merveilles sur lequel il régnait en maître dans sa vie rêvée, tout lui en interdirait le seuil dans sa vie vécue ?
Quant à Alice au pays des merveilles, je ne vous ferez pas l’injure de vous en parler, sinon pour vous dire qu’à l’origine, lors de sa première écriture, le livre n’était pas destiné aux enfants. L’écriture fut reprise une seconde fois pour les enfants en conservant les personnages merveilleux qui la rendaient si attrayante pour ce jeune public. Le roman foisonne d’allusions satiriques aux amis de l’écrivain et aux leçons que les écoliers britanniques devaient mémoriser à l’époque. Le pays des merveilles, tel qu’il est décrit dans le conte, joue sans cesse avec la logique.
Pour en revenir au spectacle, quelqu’un me disait, en sortant, que pour l’apprécier, il fallait bien connaître la vie de Lewis Carroll et son œuvre. Possible, mais pas certain. Si on regarde attentivement Lewis versus Alice, tous les éléments que nous n’aurions pas si nous étions ignorants de l’auteur et de son œuvre, la pièce nous la délivre au cours de son déroulement, tout y concourant : costumes, scénographie et lumières.


Je disais donc plus haut que le spectacle se structure donc en quatre Crises : « Lewis versus Charles »« Un bonheur l’enfance ? », « Oxford a mille ans »« Lewis versus Alice »Celles-ci alterneront avec des évocations de l’auteur, lui-même dédoublé en deux personnages, et des représentations d’épisodes célèbres du conte, Alice elle-même prenant la forme de deux comédiennes. La pièce apparaît ainsi comme une réflexion sur l’identité. C’est une œuvre – comment dire- labyrinthique. Nos repères, notre apparent système logique, sont mis à mal, mais cela nous fait du bien ; un peu comme lorsque l’on se perd dans une ville, avec au bout d’un temps le plaisir d’en dénouer l’écheveau.
Apparait dans l’apparent décousu de la narration
Humpty Dumpty, un personnage d’une chansonnette anglaise. Il dialogue avec Alice dans De l’autre coté du miroir. Miroir. Substantif à retenir. Il s’agit d’une devinette très ancienne dont la réponse est un œuf, qu’on ne peut reconstituer après qu’il est tombé. Egalement l’Homme à la cloche, personnage de La Chasse au Snark sous-titré Une agonie en huit chants. Tiens ! 8 chants. Comme les 8 songes de La Chute.
Et, à propos de songe, Lewis versus Alice se présente comme un immense songe. Alexandre Dumas parle ainsi du songe : « ce moment de somnolence et le sommeil réel un intervalle pareil à celui du crépuscule, qui sépare le jour de la nuit, intervalle bizarre et indescriptible pendant lequel la réalité se confond avec le rêve, de manière qu’il n’y a ni rêve ni réalité. »  Le songe apparait donc dans un état de semi-veille, frontière du conscient et du non-conscient.


Lewis versus Charles, c’est la première des 4 « crises ». Et nous sommes en pleine crise, la crise du moi, Lewis Carroll bataille avec Charles Lutwidge Dodgson. Contrairement aux deux « Alice », habillées à l’identique – sans doute pas de comparaison avec les jumelles de Shining- les deux personnages, Lewis et Charles différent par l’âge, la vêture, le comportement. Charles Lutwidge Dodgson est interprété par Geoffey Carey, acteur que l’on a vu chez Dan Jemmet (voir article sur Shake). Son accent anglais n’est pas un détail, il est une piste : en effet le spectacle est en français avec des fragments en anglais, bien évidement sur-titrés. Il ne s’agit pas d’une afféterie, mais d’une piste pour mieux nous éveiller vers le non-sense, cette spécificité de l’humour typically  british. Tout comme l’humour noir, auquel il est souvent lié, le nonsense est souvent considéré comme une des formes les plus pures de l’humour, tant il est loin de l’ironie et d’autres formes du comique. Mais Lewis versus Charles, c’est aussi Lewis face à Charles, bref le miroir. Et, au-delà du miroir, est-ce Lewis ou Charles qui s’y trouve ? Il me revient cette phrase d’Alfred Hitchcok dans ses entretiens avec François Truffaut : « un cinéaste [mais on peut aussi bien dire tout créateur] n’a rien à dire, il a à montrer » Ne pas oublier que la suite d’Alice se nomme… De l’autre coté du miroir. Ce que l’autre veut voir en moi dépend de ce qu’il accepte ou refuse avec tous les degrés intermédiaires que cela comporte et de sa capacité à l’assumer, de voir comme un autre lui-même, en moi, comme l’exprime la psychanalyste Mélanie Klein.
Ce Lewis versus Alice est, comme le dit Manuel Piolat Soleymat, dans le journal La Terasse,  Un rendez-vous en clair-obscur avec soi-même, que ce soit également avec les créatures qui caracolent dans l’œuvre de Lewis Caroll, mais dans les rêveries qui hantent l’esprit de Macha Makeieff (voir l’article sur La Fuite). Ce cabinet de curiosités théâtral » nous point au plus profond, grâce à la sensibilité de la metteure en scène, qui toujours entretenu un rapport intime et privilégié avec les choses de l’enfance.


J’écrivais dans mon article sur La Fuite Le spectacle se rythme en songes, et il faut prendre le terme « songe » au pied le la lettre, ne serait-ce que la force des lumières de Jean Bellorini, mélange de clair obscur, d’onirisme, voire d’onirisme cauchemardesque. C’est à la limite du truisme que de dire que chaque image est un tableau. C’est encore plus la vérité avec son travail dans Lewis versus Alice. Chaque instance lumineuse est le trait d’un pinceau qui parle droit à notre imaginaire. Et les costumes et décors signés Macha Makeieff sont autant de voies, de picturalités nous émerveillant, nous fascinant, nous envoutant. Lumières, costumes, décors, nous « disent » la fiction avec autant de précision que le texte. Cette fantaisie théâtrale à la croisée du rêve, de l’enfance et de l’extravagance anglaise, nous plongeant dans l’univers surréaliste – on songe à Dali, à Delvaux, à de Chirico-  intègre l’univers de la chanson grâce à la grâce –eh oui, j’ose – de la chanteuse du groupe Moriarty et l’émouvance  – eh oui j’ose de la chanson As tears good bye It is the evening of the day/ I sit and watch the children play/ Smiling faces I can see/ But not for meI / sit and watch (C’est le soir de la journée/Je suis assis et regarde les enfants jouer/Je peux voir leurs visages sourire/Mais pas pour moi/Je suis assis et je regarde/Au fil des larmes). Voilà. Avec ces quelques vers de Mick Jagger, tout est dit.

Jacques Barbarin

Lewis Versus Alice, un spectacle de Macha Makeïeff, d’après Lewis Caroll, adaptation Macha Makeïeff Gaëlle Hermant mise en scène Macha Makeïeff
avec Geoffrey Carey, Caroline Espargilière, Vanessa Fonte, Clément Griffault, Jan Peters, Geoffroy Rondeau et avec Rosemary Standley à l’image Michka Wallon  costumes & décor Macha Makeïeff lumière Jean Bellorini musique originale Clément Griffault, Sébastien Trouvé son Sébastien Trouvé masques et coiffure Cécile Kretschmar magie Raphaël Navarro assisté de Arthur Chavaudret, Antoine Terrieux chorégraphie Guillaume Siard assistante à la mise en scène Gaëlle Hermant assistante à la mise en scène en tournée Marianne Barrouillet assistante à la scénographie Clémence Bezat assistante aux costumes Claudine Crauland iconographie Clément Vial régie générale André Neri conseillère à la langue anglaise Camilla Barnes

Prochaines représentations : Lyon Théâtre des Celestins Tel. +33 (0)4 72 77 40 00 Du mardi 07/01/20 au samedi 11/01/20

Photos Christophe Raynaud de Lage et Pascal Victor

 

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Un commentaire

  1. Entre songe et réalité je repense à Carroll Lewis et ses désirs d’Alice. Ce spectacle aux atours de fête, aux lueurs réfléchies, me semble bien profondément ancré dans la psyché de l’auteur.
    Merci pour ce bel article lumineux.

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