Théâtre / Je suis invisible

Un nouvel opus dans la programmation du TNN, et non des moindres : à la mise en scène Dan Jemett, au texte William Shakespeare, Je suis invisible. Mais, me ferez-vous observer finement, il n’y a pas de pièce du grand Will qui se nomme  ainsi. L’œuvre montrée au TNN est présentée comme d’après le Songe d’une nuit d’été. Personnellement je dirais que C’EST Le songe d’une nuit d’été, rêvé par Dan Jemmett. N’oublions pas ce que me disais au cours d’une interview Irina Brook : « C’est bien ça le cadeau de Shakespeare à tous les metteurs en scène du monde, c’est qu’il se laisse tirer dans tous les sens et permet les inventions de chaque metteur en scène et qu’on n’a pas besoin de le défendre, il se défend très bien tout seul. »
Revenons au Songe, comédie écrite en 1595.
C’est une histoire complexe dont l’action  réunit pour mieux les désunir deux couples de jeunes amants : Lysandre et Hermia d’une part, Démétrius et Héléna d’autre part. Hermia veut épouser Lysandre mais son père, Égée, la destine à Démétrius, dont est amoureuse Héléna. Lysandre et Hermia s’enfuient dans la forêt, poursuivis par Démétrius, lui-même poursuivi par Héléna. Pendant ce temps, Obéron, roi des fées, a ordonné à Puck de verser une potion sur les paupières de sa femme, Titania. Il entre dans la forêt avec Puck. Pendant la nuit, la confusion règne. Deux couples d’amoureux transis, une dispute entre le roi des elfes et la reine des fées, Puck et sa potion qui s’en mêle, et une troupe de comédiens amateurs qui prépare une pièce pour le mariage d’un prince, tous vont s’entrecroiser dans cette forêt étrange, un peu magique, le temps d’une nuit d’été ensorcelante qui ressemble à un rêve. Théâtre de situation s’il en fût.
Dan Jemmet ? Nous le connaissons bien à Nice  Ubu roi, Shake, Ubu enchaîné Clytemnestr@pocalypse , et les lecteurs de ciaovivalaculture itou : https://ciaovivalaculture.com/2017/03/27/theatre-clytemnestrpocalypse/, https://ciaovivalaculture.com/2015/02/10/theatre-au-mitan-de-shake-nice/ https://ciaovivalaculture.com/2016/01/08/theatre-shake/
Et donc, alors, pourquoi Je suis invisible ? Ecoutons Dan Jemmett : Je pense que, quelque part, j’ai toujours eu envie de mettre en scène Le songe d’une nuit d’été, ou du moins une version de la pièce. J’ai donc attendu patiemment des années que vienne l’inspiration, une inspiration qui pourrait me guider vers un point de départ ou peut-être m’ouvrir une porte à minuit, au clair de lune, dans une forêt enchantée. Tout d’abord, une réplique de la pièce s’est mise à trotter, un jour, dans ma tête : «Je suis invisible». C’est ce que dit Obéron au public quand il veut se soustraire aux regards afin de mieux observer les ébats des amants. Cette phrase si simple évoque pour moi un aspect très important du monde théâtral de Shakespeare. Son théâtre ici est ludique, presque enfantin, et invite le public à une participation active et imaginative dans la création avec les acteurs de la réalité à laquelle il nous faut croire.


Les acteurs… c’est pour les acteurs que Shakespeare écrivait. Le théâtre que fabrique Dan Jemmett ne prend vie que par les acteurs, c’est est un metteur en scène qui secoue les codes, les scènes et les personnages pour faire ressortir la fantaisie qui se trouve dans chaque texte qu’il porte à la scène.  Nous avons cette impression, chez Dan Jemmett, que ce sont les acteurs eux-mêmes qui s’emparent, qui créent texte, scénographie, dramaturgie, un peu comme les acteurs de la commedia dell’arte.  Ici  Valérie Crouzet, (voir article sur clytemnestr@agamemnon) Mathieu Delmonté, Camille Figuereo – qui vient de l’ERAC, Ecole régionale d’Acteur de Cannes- Joan Mompart, Pierre-Yves Le Louarn, qui a fait la performance de reprendre un rôle en 4 jours. C’est un bonheur de voir comment ils s’en approprient, par la voix, par le geste. Ils créent pour nous rendre le lisible, le visible. Ils sont, avec Dan Jemmett, à la croisée des chemins du théâtre à l’ironie mordante d’un Dario Fo, de celui débridé des Deschiens, de la liberté de celui de la commedia dell’arte, et celui de l’amour des comédiens d’un Molière.
Dans le fond de scène, un van, vieux, vieilli, les pneumatiques en mauvais état, couleur défraîchie, c’est le moins que l’on puisse dire. Il a dû être abandonné dans une forêt,  il est recouvert de mousse. Une forêt… Est- celle dans laquelle Lysandre et Hermia s’enfuient, poursuivis par Démétrius, lui-même poursuivi par Héléna ? Va t’en savoir. Revenons au van. Au volant, quelqu’un essaie de le faire démarrer, mais va démarrer un charraffi – vieillerie, en niçois – pareil. Alors, l’homme s’endort. C’est Thésée, c’est lui qui est censé mener l’histoire. C’est mal parti. Il rêve.
Quatre personnages apparaissent, comme s’ils ne voulaient pas le réveiller. Ils ont de superbes habits, des habits de fêtes, mais, si je puis dire, ce ne sont pas les mêmes fêtes. A la toute fin, c’est le même cérémonial. Est-ce que ce « songe » n’aurait été qu’un rêve de Thésée ?
 Revenir à Shakespeare : Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves et notre petite vie est entourée de sommeil. (La tempête) Le van comme métaphore du déplacement impossible mais en même temps – comme dirait l’autre – de la traversée. Le déplacement est un processus qui intervient dans le travail du rêve : et si le van ne peut se déplacer, alors la narration, en se « déplaçant » de l’endroit initial dans le lieu de la forêt, à une lieue (distance que peut parcourir un homme à pied en une heure) « dit » par cette translation l’activité onirique.
Et la mise en scène ne perd pas de vue ce rêve  l’intérieur du songe. Quels sont ces personnages en superbes habits ? Ils vont être des personnages de la fiction : Titania, Obéron, Puck ; mais la mise en scène de Dan Jemmett les qualifie immédiatement d’êtres du rêve avant de les qualifier du titre de Titiana, Obéron, Puck… Au fait, il n’y a que 5 comédiens pour donner vie, ou plutôt donner rêve, à 16 personnages. Ce sont des grands comédiens, généreux, amples, sur scène, la précision de leur corporalité n’a d’égale  que l’impeccabilité de leur travail sonore. Enfin des comédiens qu’on entend. C’est peut-être un détail pour vous…


Il nous faut parler de la traduction de  Mériam Korichi : agrégée de philosophie, spécialiste de Spinoza, elle travaille également comme dramaturge. Sa  traduction est bougrement intéressante : elle sait qu’elle traduit du Shakespeare, elle sait aussi que ce dernier s’adressait à un public du XVIème siècle, cette traduction s’adresse à un public du début du XXIème.  Il est absurde de monter les textes anciens sans chercher la médiation d’un langage artistique compréhensible pour le public d’aujourd’hui. Croire qu’il est scandaleux de toucher à ces textes sous prétexte que « les classiques sont sacrés » est une sottise. (Dario Fo, Le gai savoir de l’acteur). Traduire, ce n’est pas trahir, c’est contextualiser.
Dans cette contextualisation, les artisans ne sont plus tisserand, charpentier, raccommodeur de soufflet, chaudronnier, menuisier… mais sont des artisans de la réparation automobile : mécanicien, ajusteur… En dépit leurs efforts,  ils n’arrivent pas à réparer le van : c’est dur d’aller contre le sens de l’histoire. Ils provoquent souvent le rire. Or le rire est dangereux. Le pouvoir, quel qu’il soit craint par-dessus tout le rire… Car le rire révèle le sens critique, la fantaisie, l’intelligence, le refus de tout fanatisme… L’homo ridens [est] le plus subtil, celui qu’il est difficile de soumettre et de tromper. (Dario Fo, Le gai savoir de l’acteur)
Je crois que je partage l’opinion de Marie-Pierre Genecand, dans le journal Le temps :
Dan Jemmett adore les comédiens et leur donne toute la place. Ils ne sont pas invisibles. On les voit, on les écoute, on est heureux. En fait l’article pourrait se résumer à cette phrase. Il est évident que j’attends avec une impatience gourmande le prochain Dan Jemmett à Nice. Monsieur Jemmett, je veux bien être le président à vie de votre fan-club niçois.
Salut et fraternité,

Jacques Barbarin

Je suis invisible ! D’après Le songe d’une nuit d’été, texte français et collaboration à la mise en scène Mériam Korichi, Mise en scène Dan Jemmet
Avec Valérie Crouzet, Mathieu Delmonté, Camille Figuereo, Joan Mompart, Pierre-Yves Le Louarn  scénographie Dick Bird lumière Arnaud Jung costumes Sylvie Martin-Hyszka assistée de Magali Perrin-Toinin perruques Véronique Pflüger accessoires Georgie Gaudier Production Théâtre de Nîmes – Scène Conventionnée d’Intérêt National – art et création – danse contemporaine coproduction Théâtre Carouge – Atelier de Genève, Théâtre Athis-Mons – Les Bords de Scènes, Théâtre National de Nice – CDN Nice Côte d’Azur, L’Espace Jean Lurçat – Juvisy-sur-Orge La Compagnie Les Monstres de Luxe est artiste en production déléguée au Théâtre de Nîmes.

Photos : Sandy Korzekwa                                                       

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