Scandale politique,judiciaire et militaire, antisémitisme et déni de justice. L’affaire Dreyfus divisa la France pendant douze années à la fin du XIXème siècle, l’engrenage cynique des enjeux d’un mécanisme de rejet et d’humiliation. Quête de vérité et valeurs morales en opposition, le cinéaste en décortique admirablement les enjeux, renvoyant au présent le miroir du passé. Lion d’Argent, Grand prix du Jury à la « Mostra » de Venise 2019 .

Le retentissement de l’affaire de la condamnation en 1894 d’Alfred Dreyfus accusé d’intelligence avec l’ennemi. Les répercussions qui ébranlèrent la Troisième République , a été l’objet, au delà des réactions dans la presse de l’époque et du célèbre « j’accuse » d’Emile Zola qui fit sensation, de nombreux écrits historiques ou romancés, et films en ont témoigné. Au cinéma, Méliès en 1899, fut le premier à la porter à l’écran , puis, entre’autres : Abel Gance (version muette en 1919, puis en sonore en 1937) , Yves Boisset (1995) , Ken Russel (en 1991). Mais c’est le film de José ferrer ( 1958 ) incarnant Emile Zola , vu dans sa jeunesse , qu’évoque Roman Polanski comme premier élément déclencheur de la genèse de son J’accuse dont , dit-il « la dégradation du capitaine Dreyfus m’a bouleversé…je me suis dit qu’un jour peut-être, je ferais un film sur l’histoire ».Ce n’est pas un hasard si cette cérémonie se retrouve en ouverture de son film aujourd’hui, au cœur de laquelle à la solennité glaçante du rituel du spectacle de la dégradation dont se délectent les gradés de l’armée…et, derrière les grilles les spectateurs haineux. Auxquels, répond le masque figé de Dreyfus (Louis Garrel) ayant du mal à contenir sa colère, hagard, suffoquant face aux exécutants du sinistre rituel. Cette séquence restée en mémoire du cinéaste , à laquelle est venue le conforter, le constat, dit-il : « terriblement actuel de la recrudescence de l’antisémitisme », pour le convaincre de faire aboutir son projet, qui avait pris forme avec Robert Harris lors du tournage de Ghost Writer ( 2010 ), retardé par les activités respectives de l’un et de l’autre, et remis en route en début d’année 2018, par le producteur Alain Goldman , satisfaisant le souhait du cinéaste : « d’une production en langue Française . J’avais du mal à imaginer tous ces généraux parlant en anglais ! » , et pouvait désormais voir le jour. Le récit objet du choix d’un point de vue inattendu : prenant pour héros non pas celui victime de l’affaire , mais le lieutenant-colonel Picquart ( Jean Dujardin , parfait ) qui va être nommé à la tête du contre-espionnage , et découvrir que les preuves accumulées pour « charger » Dreyfus, sont des faux fabriqués intentionnellement !. Ce Picquart , qui pourtant , dans la séquence d’ouverture avait rejoint le rang des adversaires du « traître », va se muer, en celui qui va … changer le cours des choses !. C’est la belle et forte idée du récit qui en fait le héros motivé par sa droiture et sa vision idéaliste de l’armée , et va nous introduire avec lui dans les arcanes du ministère de la guerre et plus particulièrement celui du service chargé des renseignements militaire , d’un système de renseignements militaires, qui traque le suspect, et cherchera à anéantir cet individu , le traître de l’intérieur , passé à l’ennemi !…

On se retrouve au cœur de la thématique qui constitue la matrice des obsessions de l’oeuvre du cinéaste, celle de l’homme traqué et pris au piège qui irrigue nombre de ses films . Ici elle se déroule donc loin du « piège » de l’île du diable en Guyanne , dans lequel ce dernier Dreyfus y est envoyé , condamné « pour intelligence avec l’ennemi », et y subissant les sévices effroyables qu’illustrent les flash-backs venant s’immiscer au cœur du nouveau quotidien de Picquart promu …au bureau des renseignements où oeuvrent des indicateurs et autres personnages troubles , chargés des enquêtes. Découvrant dans le sillage du Colonel Sandherre ( Eric Ruf) vaincu par la maladie dont il est le successeur celle là même qui ronge aussi une institution , l’armée, ayant comme objectif majeur… la protection de ses propres intérêts !. Unis dans la tourmente, ils y feront face en « bloc » compact , lors des séquences du procès en réhabilitation de Dreyfus ; où ils se retrouvent accablés par les preuves apportées par Picquart devenu désormais le « traître » , la nouvelle « brebis galeuse » à abattre par son refus de « renter dans le rang » et d’obeir aux ordres de ses supérieurs , lui suggérant qu’il vaut mieux laisser croupir au fond du tiroir, la vérité qui s’y cache !. La belle symbolique de cette quête absurde et inutile qu’ on lui renvoie en boomerang ce sont ces lieux en état de dégradation . Ils sont à l’image de ce « faux » qui a scellé le sort de Dreyfus , mais dont lui, Picquart, muré dans sa « droiture » , avancera sans peur et sans reproches au cœur de ce « chaos » , dont il a pris les mesures afin d’y remettre de l’ordre et le réorganiser afin d’éviter le péril de la paranoïa qui le guette !. A cet égard le « duel » qui va l’opposer à Hubert Henry ( Grégory Gadebois ) gardien de l’édifice, est magnifique . La rage qui s’y déploie , est symptomatique des enjeux qui s’y jouent entre le haut commandement, et le combat dans lequel Picquart s’est investi . Celui fixé sur sa marche imperturbable en quête de la vérité qui va l’opposer à ses nouveaux ennemis hauts placés , auxquels il va apporter les éléments indiscutables de l’innocence de Dreyfus . Un travail de fourmi qui lui a permis des déceler la « falsification » d’écriture par laquelle , le Commandant Esterhazy détournant les soupçons sur Dreyfus , s’est rendu coupable d’infamie . C’est donc lui, Esterhazy, l’homme de l’ombre , le vrai traître qu’il n’aura de cesse de poursuivre afin de la faire condamner …

C’est désormais cette vérité là que Picquart , toujours droit dans ses bottes avec sa conception sans failles au service de l’armée et de l’état , va s’acharner à faire surgir au grand jour la vérité , s’opposant à ses supérieurs . Roman Polanski en décrit la marche minutieuse avec laquelle Picquart s’y atèle en insufflant au cœur de son long parcours la dimension du Thriller, ce dernier devenant , l’ennemi traqué, et espionné à son tour ! . De cette quête de vérité, « enjeu » politique et philosophique dont Picquart deviendra porteur , le cinéaste a voulu en faire le spectateur témoin : « il mène l’enquête avec Picquart , et c’est grâce à cela que nous avons pu la filmer d’une manière subjective. Alors que tous les événements essentiels sont authentiques. Même beaucoup de dialogues, car on peut les trouver dans les minutes des procès » , afin , dit-il , de faire ressentir le « danger » d’un parcours semé d’embûches dans lequel se retrouve plongé, le dépositaire d ‘un secret ou d’une vérité qui dérange , et l’expose au danger, à l’angoisse du piège destiné à le réduire au Silence. Au bout du compte , ce dernier se retrouvera dans la même situation vécue par Dreyfus, lâché lui aussi par sa hiérarchie , et mis au banc sur la place publique : emprisonné pour avoir refusé de se plier aux ordres d’en haut , sa vie privée avec Pauline ( Emmanuelle Seigner) sa maîtresse dévoilée , et accusé par l’extrême- droite milieu auquel il appartient … de passer dans le camp ennemi !. Contraint de se cacher , déjouer pressions et pièges distillant angoisse et sentiment de solitude . Mais les preuves qui lui sont réfutées par la hiérarchie , vont trouver un terrain d’écho et de soutien auprès de nombreuses personnalités, dont George Clémenceau et Emile Zola et son « j’accuse ! » en première page du journal l’Aurore , va déclencher le scandale et mettre en danger le pouvoir . Tandis que dans la rue les passions haineuses et slogans racistes se déchaînent, on s’y déchire et s’affronte avec violence . L’ on y brûle le journal du « j’accuse !» de Zola et ce dernier sera condamné pour diffamation , à une peine de prison d’une an !. . De tristes échos de conflits et d’injustices commises , qu’un certain futur prolongera , et que nous renvoient deux films : Les sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick ( 1957 ,qui sera interdit en France sur demande de l’armée jusqu’en Mars 1975 !) évoquant les « exécutions pour l’exemple » sur le front du conflit 1914/18 . Et celui sur la logique de la haine raciste et antisémite, conduisant à la tragédie du Ghetto de Varsovie , évoquée par Roman Polanski dans son film Le Pianiste ( 2002, Palme d’or Festival de Cannes ). Dans J’Accuse, comme dans ses précédentes reconstitutions historiques, le travail sur celle-ci y est remarquable, à l’image de celui , pointu, des recherches sur les documents d’archives et procès qui imprègnent superbement la dramaturgie des situations et dialogues du film . Complété par celui sur les décors , les costumes , ou sur les contrastes ( extérieurs/ intérieurs) des lumières. De la même manière que l’est, une distribution homogène , où les rôles principaux et secondaires , voire les silhouettes reflètent la multitude des caractères et postures complexes ( les séquences de rues et de procès ). On y déguste , tour à tour le « jeu de rôles » comportemental qui s’y déploie, en osmose avec les habits que chacun a revêtus , ou , dans lesquels il se cache …jouant quand il le faut, la duplicité ou l’hypocrisie !.

A cet égard, cette quête remplie d’incertitudes et de questionnements, sur le « vrai et le faux » au cœur du récit du drame de l’affaire, qui en est l’enjeu, Roman Polanski nous interroge dans un « raccourci » étonnant. Celui, sur les valeurs ( justice , dignité, héroïsme) dont le questionnement au cœur de la scène finale entre Picquart et Dreyfus, nous interpelle par le refus dont la sollicitation de ce dernier, sera l’objet. L’espoir pour un futur apaisé espéré , y est renvoyé au « repli sur soi et de classe » générateur de rancoeurs et de conflits dont justement, l’affaire en question témoigne. Roman Polanski en prolonge la réflexion en la projetant en interrogations sur le présent du monde d’aujourd’hui, dont le repli et la perte des valeurs morales ( justice , dignité …), amplifiés par les moyens modernes de communication distillant, cynisme et confusion, attisent la recrudescence des violences à connotations raciales et (ou ) religieuses . C’est un film fort qui nous interpelle, un grand film que signe Roman Polanski , ne le manquez surtout pas !…
(Etienne Ballérini)
J’ACCUSE de Roman Polanski- 2019- Durée : 2 h 13.
AVEC : Jean Dujardin, Louis Garrel, Emmanuelle Seigner, Grégory Gadebois, Melvil Poupaud, Mathieu Amalric, Vincent Perez, Vincent Grass , Damien Bonnard. Et les sociétaires de la comédie Française : Denis Podalydès, Hervé Pierre, Disier Sandre, Eric Ruf, Laurent Stocker, Michel Willermoz, Laurent Natrella et Bruno Raffaelli .
LIEN : Bande-Annonce du film : J’Accuse de Roman Polanski .
Très bel article qui dit grand bien de ce grand film.
Je note le parallèle fait avec les Sentiers de la Gloire en effet, qui démontrait déjà les principes pervers et corrompus de la justice militaire. Et puis il y a les références aux autres films traitant du sujet, comme le Méliès ou bien le Boisset.
« J’accuse » d’Abel Gance est toutefois un film sur la Première Guerre Mondiale et n’entretient pas de lien direct avec l’affaire Dreyfus. Et il me semble que Polanski a davantage été marqué par « La Vie d’Émile Zola » de William Dieterle plutôt que du film de Ferrer, nourrissant son envie de faire ce film.
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