Le 9 novembre 1989, un mur tombait à Berlin. Le 9 novembre 2019, un autre est tombé pour moi, le quatrième mur. Au théâtre, cela désigne un « mur » imaginaire situé sur le devant de la scène, séparant la scène des spectateurs et « au travers » duquel ceux-ci voient les acteurs jouer. Et ce que j’ai vu ce soir –là au Théâtre Francis Gag, à Nice, me l’a fait exploser, ce foutu mur.
Ce que j’ai vu… l’adaptation du « Château » de Franz Kafka par la compagnie Collectif 8. Adaptation ? Il me faudrait trouver un autre mot. Peut-être « re – création », ou quelque chose comme ça. Et encore, cela serait une approximation.
Bon. Le Château est donc un roman de Kafka. Inachevé, l’ouvrage est publié en 1926 à titre posthume à l’initiative de Max Brod, ami de l’auteur. Le récit suit les aventures de K., qui se bat pour entrer en contact avec les autorités du village où il vient d’arriver, afin d’officialiser son statut de géomètre. Mais le « château » où résident les fonctionnaires demeure inaccessible.
« Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » qui est attribué à Platon, était gravée à l’entrée de l’Académie, elle avait un but purement politique, puisqu’il s’agissait en réalité, de former des jeunes gens appeler un jour à gouverner.
Gouverner. C’est-à-dire que K., le géomètre va forcement s’opposer aux habitants du Château qui eux, ont le pouvoir et les codes qui vont avec grâce à ce Moloch, l’Administration. K., lui, n’a ni l’un ni l’autre, à fortiori le troisième. En France, un des surnoms du lieu suprême du pouvoir, le palais de l’Elysée, et, par « ruissellement », de l’administration, c’est… le Château.
C’est dans un véritable labyrinthe que le public se voit propulsé. Avec sa multitude de personnages, Le Château mêle l’étrange à la fantaisie, le réel au cauchemar. L’écriture de Kafka relève de la dystopie*. Véritable critique de l’administration, l’auteur avait vu les dérives possibles en son temps. Roman donc publié en 1926, il est d’une véracité implacable aujourd’hui. Le personnage principal K. va croiser, durant son périple, toute une série de personnages plus aliénés les uns que les autres à Klamm, un haut fonctionnaire insaisissable, genre de dictateur des lois en vigueur.
Tout décrit notre monde contemporain : les abus de pouvoir, les coups bas pour s’ériger en haut d’une pyramide qui peut s’écrouler à tout moment, les méandres angoissants de l’administration, les faux-semblants… Tout semble se dérober sous les pieds de K. qui croisera au fur et à mesure Barnabé, Momus, le secrétaire du village de Klamm, le Maire ainsi que Frieda, Olga et Pepi .Si K. assiste à un jeu de massacre entre les habitants de cette contrée, il n’en demeure pas moins un pion, que l’on déplace d’un point à l’autre, dans une sorte de tourbillon révélant la folie sécuritaire d’un monde peut enclin à s’ouvrir à l’étranger, aux médiocres et aux laissés-pour-compte.
Mais bon. Tout cela c’est des mots. Words, words, words. Vite aller sur ce « Château » de la compagnie Collectif 8. Gaële Boghossian, plus que mettre en scène, est une véritable démiurge.
Car si le texte illustre le parcours de K, le travail présenté ici s’attache à pénétrer le contexte, c’est-à-dire que ce que l’on appelle faiblement « le décor » « lit » la situation de manière immédiate, à l’instar de la prégnance du cadre, de l’atmosphère propre au cinéma expressionniste. Pour exemple, les images du Nosferatu de Murnau disent immédiatement l’univers.
En effet, Avec ce travail, Gaële Boghossian, qui outre la mise en scène signe l’adaptation, s’est permise d’aller au-delà des créations habituelles de Collectif 8. Artistes réceptifs à notre monde, ils sont à l’écoute du pont entre ce texte de 1926, dans lequel tout décrit notre monde contemporain et cet art qui, même s’il est apparu il y a plus de 120 années est la contemporanéité même, le cinéma. Ils utilisent les arts numériques pour susciter un environnement. Pour définir ce travail environnemental, il me faut recourir au terme imagier. À l’origine, le mot « imagier », souvent orthographié en français médiéval ymagier, désigne un métier : celui qui réalise des images de tous ordres, aussi bien des peintures murales ou sur tous supports, vitraux, sculptures, ou « images » dans le sens moderne. Il existe des imagiers depuis que l’homme dessine, ceux-ci ont évolué au cours du temps : les hommes préhistoriques reproduisaient les animaux dans les grottes ; les églises ont été recouvertes de fresques pour expliquer l’origine de l’homme. La vidéo de Paulo Correia est omniprésente. Elle fait corps avec les personnages sert de décors (l’Hôtel du Pont, le Château, l’auberge des Messieurs) et devient un personnage à part entière. Un personnage. Un personnage qui, à l’instar des décors des films expressionniste, passe de l’arrière plan à l’avant plan.
Lorsque nous passons d’un lieu à un autre, symboliquement, nous passons par une forêt, dans un mouvement très rapide, forêt dans laquelle passe soudain un cerf, animal totem mystique, symbole de la régénération de la vie. Les cornes du cerf ont la particularité de pouvoir repousser une fois qu’elles tombent. En raison de ce fait, cet animal est vénéré dans de nombreuses traditions comme un symbole de régénération et du pouvoir mystérieux de la vie.
Mais, entendons-nous bien, ce n’est pas du théâtre dans du décor en mouvement : c’est du théâtre et en même temps – conne dirait l’autre au delà du théâtre, et au-delà du théâtre parce que du théâtre. Je sais, je sais, ce qui se conçoit bien….. Nous sommes plongés dans l’histoire et dans ses lieux avant qu’on ne nous la narre. Collectif 8 n’invente pas un nouveau langage, il est à la découverte de ce qui en fait sens. Il chamboule, aussi. Ainsi la fameuse « occupation de l’espace » : ce n’est pas l’acteur ici qui occupe l’espace, mais l’espace, la géographie, qui occupe le corps de l’acteur.
Et le discours des 3 comédiens produit un sens très particulier, car ils sont à la fois dans et hors l’environnement : ce discours semble venir tout droit de cette scénographie envahissante, voir étouffante, à l’instar des films expressionnistes. K passe de la jubilation du début, de son attitude un peu suffisante envers ceux qu’ils considère un peu comme des sous-fifres – des hôteliers, des employées, un secrétaire- alors qu’il ne veut avoir à faire qu’à celui qu’il imagine être le responsable, Klamm, à un état dans lequel il s’aperçoit ne plus rien maîtriser. Et si tous les autres personnages sont interprétés par les deux mêmes comédiens, personnages qu’il prend à chaque fois pour ceux de la séquence précédente, c’est que, pour moi, nous sommes versés dans un processus hallucinatoire : et si tout cela n’existait pas ? Et si ce n’était que pas K, mais tous les lecteurs du Château, tous les spectateurs de la pièce éponyme, qui produisions nous-mêmes notre propre aliénation ?
Mélissa Prat, Damien Remy, à l’opposé du jeu de Paulo Correia, me rappellent dans leur création les personnages de L’invention de Morel, roman d’Adolfo Bioy Casarès : Dans ce classique de la littérature fantastique du xxe siècle, le narrateur se retrouve réfugié sur une île qu’il croit déserte, mais qui s’avère peuplée de personnages avec lesquels aucune communication n’est étrangement possible alors que chaque semaine se répètent les mêmes scènes avec une absolue régularité…
Damien Remy « intègre » avec cette œuvre la compagnie Collectif 8. Ce comédien talentueux a été formé par Gérard Gelas, directeur du Théâtre du Chêne Noir, d’Avignon, en profiter pour souligner l’importance du travail de ce dernier, et comme pédagogue, et comme metteur en scène, et comme directeur.
Au tout début, K. confie ses impressions en les enregistrant, se parlant en quelque sorte et à lui et à nous. Il exprime son anxiété : être toujours éveillé, ne jamais fermer les yeux. Point n’est besoin d’avoir lu Le Château pour comprendre le sens de cette splendide réalisation : garder toujours les yeux ouverts, car le sommeil de la raison engendre les monstres. En ce sens ce Château porte un regard politique. Pour moi, il y a une dimension opératique à ce Château : non pas la dimension musicale et chantée, mais dans le sens d’ « œuvre », c’est-à-dire d’une globalité.
Dés qu’il eu passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre.
Jacques Barbarin.
Le Château d’après Kafka | Adaptation et mise en scène Gaële Boghossian | Création vidéo Paulo Correia | Musiques Benoît Berrou | Lumières Samuèle Dumas | Scénographie Collectif 8
Interprétation Paulo Correia, Mélissa Prat, Damien Remy
Coproduction : Anthéa, Collectf 8, avec le soutien du Théâtre du Chêne Noir, en collaboration avec Médiacom et l’Entre – Pont
Illustrations :
Photos de Méghann Stanley
* Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur et peut également être considérée, entre autres, comme une utopie qui vire au cauchemar et conduit donc à une contre-utopie.
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