Jacques Ferrandez est né à Alger en 1955, mais n’y est pas resté longtemps, « événements » oblige. Il est formé à l’école des arts décoratifs de Nice. Il vit depuis un moulon de temps dans une petite ville des Alpes Maritimes, entre Nice et Mouans Sartoux. C’est vous dire s’il peut revendiquer sa « sudéité ». Les lecteurs de ciaovivalaculture le connaissent bien.
Et il y a un rapport étroit entre Jacques et son œuvre : ce qu’il dessine, c’est lui-même, ce qui le fait vibrer, ses passions. Ainsi son pays originel, l’Algérie, lui a inspiré une magnifique saga, les « Carnets d’Orient »*, poursuivie sur 20 ans, 10 ouvrages regroupés en 2 volumes. Dans ce long récit, étayé par une solide documentation, Ferrandez s’attache à transmettre le point de vue de ses différents personnages : « ceux des indigènes et des colons, des militaires et des fermiers, des Arabes, des chrétiens ou des juifs ». Pour moi, cette saga devrait être au programme d’histoire de Seconde, cela aurait le mérite d’avoir à éviter de penser des bêtises. J’écrivais il y a pas mal de temps dans un article que ces Carnets d’Orient sont à Ferrandez ce que les Rougon-Macquart sont à Zola.
L’Algérie et la littérature lui font mettre dans son cœur Albert Camus, dont il adapte « L’hôte »*, « L’Etranger »*, et « Le premier homme »*. Il dit, dans un entretien avec Alexandra Chaignon paru dans l’Humanité.fr du 30 janvier 2014 : « …beaucoup de choses me lient à Camus, à commencer par des origines communes. Je suis né dans le quartier populaire de Belcourt d’Alger, où Camus a passé son enfance et son adolescence. Son appartenance à l’Algérie, son déchirement au moment de la guerre, tout cela me touche particulièrement. »
Puisque nous en sommes à la littérature, il y a dans son ADN la littérature « noire » : L’Outremangeur, sur un scénario de Tonino Benaquista. En croisant l’Algérie et le Polar, on obtient Alger la noire, adaptation du roman de Guy Attia. Et, au début de son œuvre, la littérature fantastique, L’homme au Bigos, Le maître de la nuit, Villa ténèbre, Martin Squelette, scénarii de Rodolphe,
Mais il y a aussi dans son ADN et donc dans sa plume le jazz, dont cet amoureux –il joue de la contrebasse- transcende ces deux passions – jazz et polar- dans « Nostalgia in Time Square »**sur un « scénar » de Patrick Raynal. Bon, j’arrête de vous faire son éloge, on n’a pas que ça à faire.
Juste pour vous parler d’un livre important, « Entre mes deux rives »***. Dans ce livre Ferrandez fouille un peu plus son intimité avec l’Algérie et Camus. Mais il ne s’agit pas cette fois d’une BD –quoique le dessin y soit loin d’être absent- mais d’un livre. Ce n’est pas une autobiographie, mais plutôt un essai sur comment la personnalité de l’auteur n’a pu se constituer hors de l’Algérie originelle et hors de Camus.

Et donc, entre mes deux rives, la rive sud, l’Algérie, c’est Camus. La rive Nord, le sud de la France, c’est Giono. Enfin on y arrive. Un grand nombre des ouvrages de Jean Giono (Manosque 1895-1970) ont pour cadre le monde paysan provençal. Inspirée par son imagination et ses visions de la Grèce antique, son œuvre romanesque dépeint la condition de l’homme dans le monde, face aux questions morales et métaphysiques et possède une portée universelle. Et donc « Le chant du monde »(1934).
La première partie a pour centre la quête du besson disparu : À l’automne, Matelot, vieux bûcheron père du « besson » (jumeau dont le frère est mort en bas âge), et Antonio le pêcheur remontent de chaque côté du fleuve à la recherche du fils disparu pendant l’été et apprennent le nœud de l’histoire : l’enlèvement par le besson de Gina, la fille de Maudru, maître du haut pays et des troupeaux de taureaux. Cet enlèvement enclenche une « guerre de Troie » : poursuivi par les chiens et les hommes de Maudru, le besson tue le neveu à qui Gina était promise.
La deuxième partie montre le temps arrêté par l’hiver au pays Rebeillard****avec l’enterrement du neveu de Maudru, les retrouvailles du trio chez Toussaint, le guérisseur bossu, allié de la famille, le bonheur d’Antonio auprès de Clara, jeune accouchée aveugle rencontrée dans le périple de la première partie, et la brusque annonce du meurtre de Matelot, assassiné lors d’une fête du village par les bouviers de Maudru.. La troisième partie commence par l’expédition punitive violente du besson et d’Antonio qui veulent venger la mort de Matelot : ils incendient la ferme de Maudru puis reviennent apaisés en naviguant avec un radeau sur le fleuve, ramenant Gina la jeune et Clara, les femmes aimées avec eux. Le roman s’achève sur le sacre du printemps dans le pays du sud où la présence des femmes s’associe à la vie victorieuse pour une renaissance.
Avant de parler de l’adaptation de ce livre de Giono par Ferrandez, il faut parler de son utilisation de l’aquarelle de ce dernier. En marge des Carnets d’Orient, il collabore régulièrement à des illustrations de carnets de voyage : Voyage en Syrie (1999), Istanbul (2000), Irak, 10 ans d’embargo avec Alain Dugrand (2001), Liban (2001), Les tramways de Sarajevo en 2005, Retours à Alger en 2006, tous aux éditions Casterman. Ces albums sont en « format à l’italienne » ce qui qualifie un format utilisé dans le sens de la largeur, format dans lequel le dessin « parle » plus.
Et il suffit de jeter un œil sur l’adaptation de Ferrandez pour voir que son dessin aquarelllé est, au-delà de la narration, un hymne à cette géographie imaginée par Giono, rêvée à partir de la haute Durance où dominent le fleuve et le monde sauvage avec lequel les personnages sont en fusion : ils font réellement « corps » avec la nature. Avec le dessin de Ferrandez, la géographie devient histoire : au-delà d’un paysage, c’est un récit, une épopée qui se révèle.
Je n’ai pas lu Le chant du monde, mais pour avoir lu L’étranger et Le premier homme avant leur adaptation ferrandezienne, je sais que le travail de ce dernier n’est ni celui d’un épigone ni celui d’un contempteur : son dessin, son rendu des paysage à la fois lui appartient et à la fois sont en droite ligne des mots de l’écrivain. Dans Le chant du monde, sont « lisibles » le coté roman épique, le coté roman d’aventure hors du temps, le coté roman métaphorique et mythique.
Cette bande dessinée hume dés les premiers dessins une typologie western, un face à face, un affrontement au sein d’un paysage qui surpasse, dépasse, les personnages et ce dés la première double page. En plan très large, emplissant ces deux pages introductives, la rivière, la montagne, le ciel. Plan en contre plongée, serré, un homme avance – on ne voit pas le haut – fusil à la main. Plan de dos, cadrage moyen, 3 hommes armés, immobiles, en fond un bois de pins. Plan plus large, latéral, les 3 hommes avance en ligne. Premier plan, plongée, un homme et une femme, jeunes, tendus, sans doute poursuivi par les 3. Lui : « Lasse ? » – Elle : « Non » Voilà : le lieu, l’action, l’épopée peut commencer.
Comme le dit Jacques Ferrandez : « La nature du Chant du monde est plutôt âpre, austère, pas amicale. Dans une atmosphère où se jouent beaucoup de luttes, elle représente les combats contre les éléments. Le milieu naturel a façonné des personnages durs. »
Les paysages naturels de Ferrandez reconnaissables à l’aquarelle sont splendides. L’hommage à la nature si cher à Giono passe ici par le dessin et est réel et puissant. Et si je devais faire une filiation entre deux de ses adaptations, je le ferai sans hésitation entre Le premier homme et ce Chant du monde.
Les gens qui peuplent ce Chant du monde sont durs à la vie parce que leur mode de vie est rude, mais ils ont soudain des illuminations de langage, tel Une lointaine forêt gémissait et parlait avec des mots de rêve et ce splendide Je suis printemps. Ferrandez met son art au service de cette apprêté et de ces illuminations
Le chant du monde Ferrandez Giono, éditions Gallimard-bande dessinée
Jacques Barbarin
*Carnets d’Orient, L’hôte, L’étranger, Le premier homme, édités chez Gallimard.
**Nostalgia in Time Square, éditions Futuropolis.
*** Entre mes deux rives, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits ».
**** Pays né de l’imagination de Jean Giono.
Illustrations
Couverture
Le chant du monde, la force des personnages
Le chant du monde, la géographie comme une histoire
Photo Jean Giono
Photo jacques Ferrandez © Isabelle Franciosa