Cinéaste engagé, Ken Loach continue d’observer et de dénoncer l’évolution et les dégats du système capitaliste et des politiques libérales. Avec Sorry we missed you, il s’attaque à l’ubérisation du monde du travail et signe un nouveau drame social qui ne laisse pas insensible.

Avec Sorry we missed you (expression synonyme d’ « avis de passage ») Ken Loach poursuit sa chronique sur la classe ouvrière (ou les classes populaires) des « temps modernes ». Elle est britannique, mais sa situation peut être transposée dans bien des parties du monde. Toujours en lutte contre les injustices sociales, le cinéaste (83 ans), observe et dénonce de nouveau l’évolution et les dérives du système capitaliste et des politiques libérales, comme il l’a déjà fait, entre autres, avec Navigators (2001), sur la privatisation des chemins de fer anglais, It’s a free world (2007), sur l’exploitation des travailleurs immigrés, ou encore Moi, Daniel Blake, sur la stigmatisation des bénéficiaires de l’aide-sociale. Il y a d’ailleurs un lien, comme un prolongement, entre la Palme d’Or 2016 (et César du Meilleur film étranger 2017) et ce « dernier », tournés l’un et l’autre à Newcastle upon Tyne, dans le Nord/Est de l’Angleterre. Sur le choix de la ville, Ken Loach déclarait à l’époque de Daniel Blake : « Newcastle est d’une grande richesse culturelle. Comme Liverpool, Glasgow et ces autres grandes villes de bord de mer. Elles rendent magnifiquement bien à l’image, le patrimoine culturel y est très riche, et les particularismes linguistiques y sont très marqués. C’est une région qui affirme sa différence : des générations d’hommes et de femmes se sont battus et ont développé une conscience politique très solidement ancrée. »

De son côté, à propos de Sorry we missed you, la productrice Rebecca O’Brien précise : « Newcastle est une ville compacte et il est relativement facile de s’y déplacer. Ça fait une différence : quand dans certaines villes, il vous faut une heure pour aller d’un endroit à un autre, à Newcastle, le même trajet peut prendre quinze à vingt minutes. Par ailleurs, elle possède une forte identité culturelle tout en représentant l’ensemble de la Grande-Bretagne dans un microcosme : c’est une ville avec des hauts et des bas, les bonnes et les mauvaises choses que toute ville britannique pourrait avoir. Comme on l’avait découverte sur Moi, Daniel Blake, il nous a été beaucoup plus simple de revenir ici. On connaît l’infrastructure et les interlocuteurs avec qui travailler (…). » Et puis Daniel Blake et Ricky Turner, les deux principaux protagonistes des deux films, sont proches. Le premier est menuisier et n’a jamais fait appel à l’aide sociale, tandis que le second a fait tous les boulots du bâtiment et ne s’est jamais inscrit au chômage. Il a sa fierté, comme il le dit au contremaître Maloney qui le reçoit. Ricky est un bosseur, avec sa femme Abby, aide à domicile, ils ont rêvé de devenir propriétaire, mais la crise financière et économique de 2008 a tout foutu en l’air. Plus de possibilités d’emprunter. Aussi, il envisage de devenir chauffeur-livreur à son compte. Etre indépendant, ne plus avoir de patron sur le dos… Le rêve ! Avec ce qu’il va gagner, il compte bien obtenir un crédit pour enfin acheter une maison. Mais comme le fait (subtilement) remarquer le responsable de la plate-forme de distribution : « Tu travailles pas pour nous, mais avec nous. ». Ricky va alors découvrir rapidement le revers de la médaille. Pour acheter la camionnette, il faut déjà vendre la voiture d’Abby qui va donc perdre des « clients ». Il ne tarde pas à devoir faire face aux horaires à rallonge, six jours sur sept, aux frais imprévus (vol, casse, accident), aux amendes et menaces de sanction. Il n’a ni droits ni protections. Il doit rester totalement disponible pour le client. Un GPS est là pour lui dicter ses itinéraires et… biper s’il dépasse son temps de pause ! Une évolution technologique au service du profit et non du bien-être. Une situation qui entraîne de graves conséquences, non seulement pour Ricky (fatigue physique et nerveuse, humeur irascible), mais aussi sur la vie familiale.

Fidèle à sa thématique, Ken Loach dénonce cette fois l’ « ubérisation » du monde du travail, et plus précisément le côté pervers de l’auto-entrepreneuriat par lequel le travailleur s’auto-exploite. Ricky en fait l’expérience, tout comme son épouse, déjà soumise au « contrat zéro heure ». Elle est payée à la visite, lesquelles s’étalent entre… 7h30 et 21h ! Autres thèmes abordés, fréquents chez Loach, celui de la jeunesse, déjà présent dans des films comme Kess (1969), Black Jack (1979) ou Sweet Sixteen (2002), et son intérêt pour le football, qui apporte ici une brève note d’humour, et qui renvoie à Looking for Eric (2009). Fidèle à son habitude, dans un souci d’authenticité, le réalisateur donne l’impression d’avoir tourné un documentaire. En amont, lui et son scénariste habituel, Paul Laverty, ont effectué des recherches et rencontré (malgré les difficultés liées à la peur de perdre leur travail) des chauffeurs pour qu’ils parlent de leur métier. « Ecouter les autres, c’est primordial pour faire du cinéma… Comme cela devrait l’être pour faire de la politique » remarquait Ken Loach à Cannes. Le tournage s’est effectué dans l’ordre chronologique et les comédiens ne connaissaient pas la fin de l’histoire. Une fois encore, le cinéaste a fait appel à des non-professionnels. Si certains livreurs jouent même leur propre rôle, Kris Hitchen (Ricky) est plombier malgré de la figuration dans The Navigators, quelques courts métrages et téléfilms, l’étonnante Debbie Honeywood (Abby) a fait une apparition dans la série Les Enquêtes de Vera, mais elle est assistante de vie scolaire, Rhys Stone (Seb), le fils, et Katie Proctor (Liza Jane), la fille, sont lycéens. Quant à Ross Brewster (Maloney), il est policier ! Le spectateur ne peut qu’éprouver de l’empathie pour cette famille qui est en train de sombrer sous ses yeux. Difficile de ne pas être ému (secoué, bouleversé) par le drame qu’ils vivent.

« Classique », « déjà vu » diront les détracteurs de Ken Loach. Peut-être… mais son nouveau réquisitoire contre un système qui n’a que faire de la dimension humaine sonne juste encore une fois. Et puis, « sorry », les cinéastes politiques (et qui le restent tout au long de leur carrière) ne sont pas légion. Une raison de plus pour aller voir Sorry we missed you dans une salle de cinéma.
Sorry we missed you de Ken Loach (Drame – Royaume-Uni/France -2019 – 1h40).Avec Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone, Katie Proctor, Ross Brewster.
Voir la bande annonce du film (Le Pacte – Vostf – 1mn46)
Ecouter l’entretien de Ken Loach (Fabienne Sintes – Un jour dans le monde/France Inter – De 01 :10 à 17:40 – 22 octobre 2019)
Philippe Descottes
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