Cinéma / MARTIN EDEN de Pietro Marcello

Les adaptations cinématographiques des œuvres de l’écrivain Jack London se sont souvent limitées à ses romans d’aventures. Avec Martin Eden, le cinéaste italien Pietro Marcello, venu du documentaire, adapte très librement l’un des chef-d’œuvres du romancier mais en garde l’esprit. Pour sa brillante interprétation le comédien Luca Marinelli a reçu le prix du Meilleur acteur à la Mostra de Venise 2019.

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Martin Eden (Luca Marinelli) et Margherita (Denise Sardisco) – Crédit photo Shellac /  Francesca Errichiello

De l’immense écrivain Jack London (1876/1916) on ne retient souvent de son œuvre prolifique que quelques titres comme L’Appel de la forêt, Le Loup des mers, Croc-Blanc, ses romans d’aventures qui lui ont longtemps valu l’étiquette d’« écrivain pour la jeunesse ». Une image réductrice d’un travail bien plus vaste et qui occulte, entre autres le fait que London a dénoncé les dégâts humains du capitalisme, s’est engagé en faveur du socialisme et s’est aussi montré prémonitoire en décrivant une société fasciste, bien avant son avènement dans les années 1930 (Le Talon de fer, publié en 1908). Il en va de même avec les films tirés de ses livres qui se limitent fréquemment au côté aventures. Dans ce registre, L’Appel de la forêt et Croc-Blanc ont donné lieu à plusieurs versions au grand écran. Martin Eden, paru en 1909, et considéré comme difficilement transposable, a été adapté au temps du muet par Hobart Bosworth (1914), puis en 1942 par Sidney Salkow avec The Adventures of Martin Eden. Aussi, cette nouvelle adaptation avait de quoi susciter un certain intérêt et en même temps nourrir quelques inquiétudes. Et non des moindres, puisque dans son roman Jack London raconte une histoire du début du XXe siècle, qui se déroule à Oakland, dans la baie de San Francisco, en Californie, tandis que Pietro Marcello transpose la sienne dans une ville qui ressemble à Naples, ou à bien des villes portuaires méditerranéennes, dans un XXe siècle indéterminé, où plutôt synthétisé, mordant sur le XIXe pour s’étendre jusqu’aux années 1970/80, tout en ne respectant pas toujours la chronologie temporelle.

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Martin Eden (Luca Marinelli) – Crédit photo Shellac / Francesca Errichiello

Martin Eden nous emmène donc à Naples, au cours du 20ème siècle, et suit le parcours initiatique de Martin Eden (Luca Marinelli), un jeune marin prolétaire, dans une époque traversée par la montée des grands mouvements politiques. Autodidacte, il entend conquérir le cœur et le monde d’Elena (Jessica Cressy), une jeune fille de la haute-bourgeoisie, grâce à la philosophie, la littérature, la culture et en devenant écrivain.
Dans la présentation de son long métrage Pietro Marcello précise : « 
A la base du roman (…), il y a un thème central : le conflit de classes à travers la culture, un phénomène rendu possible, dans la seconde moitié du XIXe siècle, par la diffusion de l’instruction de masse au sein du prolétariat. Pendant près de 150 ans quand la culture n’a plus été un monopole exclusif de la bourgeoisie, le personnage et le parcours de Martin Eden sont devenus la métaphore de ces artistes qui, issus des classes les plus modestes de la société, une fois entrés “à la cour”, ont trahi les principes de leur classe pour épouser le style et la cause de la bourgeoisie. Ou bien ont au contraire décidé d’être fidèles à leurs idéaux, mais en se retrouvant confrontés à des conséquences les ayant souvent conduits à l’isolement, à la folie ou à la mort. (…) Le film n’entend pas être une simple adaptation à l’époque actuelle du roman de London, parce que l’on aurait couru le risque de désamorcer la puissance réflexive du thème central du récit ».

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Martin Eden (Luca Marinelli) et Elena (Jessica Cressy) – Crédit photo Shellac / Francesca Errichiello

A l’instar de Jack London, le réalisateur est autodidacte. Comme le personnage de son film, il est napolitain, fils de marin et issu d’un monde « où on grandit sans livres », mais il ne s’identifie pas à lui, pas plus que l’écrivain américain ne considérait son roman comme autobiographique malgré des similitudes parfois troublantes. Si le Martin Eden napolitain aux origines modestes, brillamment interprété par Luca Marinelli (vu dans On l’appelle Jeeg Robot et, récemment, Una questione privata), au jeu à la fois dense et sobre, essaye de s’élever socialement au risque de trahir sa classe d’origine, il est individualiste et sans conscience sociale (…il va même jusqu’à tenir un discours néolibéral !).
Pour relater son odyssée et cette traversée du siècle, le réalisateur associe aux images de la fiction celles du réel (ou supposé tel). Il fait se confondre la petite et la grande Histoire, insère des documents d’archives et des extraits de films de famille, noir et blanc ou couleurs, vrais ou recréés, tout comme il intègre à la bande son des chansons de variété. Un assemblage hétéroclite qui n’a rien de surprenant puisque le cinéaste vient du documentaire et qu’il s’est déjà livré à quelques expérimentations, notamment avec
La Bocca del lupo. Une démarche qui n’était qui n’était pas sans risques. Pourtant, grâce au remarquable travail effectué au montage, et malgré les croisements et entrechocs entre les décennies du siècle dernier dont certains renvoient à des sujets bien contemporains (la résurgence du fascisme, les migrants), la narration demeure fluide pour le spectateur.
Avec
Martin Eden, fresque romanesque, poétique mais aussi politique, œuvre aux accents pasolinien (le réalisme) et viscontien (la décadence), Pietro Marcello signe une adaptation très libre et même audacieuse, bien éloignée des transpositions académiques habituelles. Cependant, il a su rester très fidèle à l’esprit du chef d’œuvre de Jack London. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu le roman pour apprécier toutes les qualités du film, qui est aussi une belle invitation à le découvrir ou à le relire.

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Martin Eden (Luca Marinelli) – Crédit photo Shellac / Francesca Errichiello

Luca Marinelli a été justement récompensé par la Coupe Volpi du Meilleur acteur à la 76e édition de la Mostra de Venise en septembre dernier. Deux autres prétendants étaient également en lice : Brad Pitt (Ad Astra) et Joaquin Phoenix (Joker). On imagine le casse-tête du Jury…

Martin Eden de Pietro Marcello (Drame – Italie/France – 2019 – 2h08). Avec Luca Marinelli, Jessica Cressy, Denise Sardisco, Carlo Cecchi.

Voir la bande annonce de Martin Eden (Shellac – Vostf – 1mn51)

Pour aller plus loin :
Martin Eden de Jack London est dans le domaine public. On peut le trouver en quelques clics sur internet.
Martin Eden, la bd (Aude Samama/Denis Lapière – Futuropolis – 176 pages – 2016)
Un site très complet sur Jack London et son œuvre (en français).

Philippe Descottes

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