Semaine de la Critique / La Caméra d’or pour Nuestras madres de Cesar Diaz

Au Guatemala, après de longues années de dictature militaire et de guerre civile (au moins 200 000 morts, presque exclusivement des Indiens) le travail de mémoire consiste entre autres à identifier les morts et les disparus restés sans sépulture et à  traduire les coupables en justice.

Nuestras madres est un film ambitieux qui fait le choix de la simplicité pour raconter une histoire immensément douloureuse. Il le fait à la fois avec pudeur et émotion. Et comme l’a dit très justement Charles Tesson dans sa présentation, c’est un film où l’émotion elle-même est politique.

Ernesto, le jeune héros du film, travaille à la Fondation de médecine légiste qui est chargée de retrouver les fosses communes des massacres commis pendant la dictature. On le sent très engagé dans son travail et il est en réalité directement impliqué puisqu’il recherche en même temps son propre père, membre de la guerilla, éliminé à l’époque.

Le film entremêle d’une part une trame très documentaire sur le travail qui se fait dans cet institut, avec des gestes graves, d’une précision et d’une douceur étranges (avec de très beaux plans en plongée sur les squelettes minutieusement reconstitués), les entretiens avec les survivants pour obtenir des informations précises sur les lieux et les faits et d’autre part une veine plus strictement fictionnelle à travers l’histoire personnelle d’Ernesto et de sa mère.

La mise en scène et les images sont certes classiques, mais elles n’en sont pas moins efficaces. Nuestras madres a le mérite de la modestie et construit son récit, sans emphase, avec une sobriété pas si facile à atteindre vu l’intensité dramatique du sujet. Il entretient habilement le crescendo en passant du travail de reconstitution sur le terrain au moment où Ernesto pense avoir trouver une piste pour remonter jusqu’à son père aux scènes plus intimes où Ernesto essaie de faire parler sa mère. Celles-ci sont particulièrement réussies, le jeu des deux acteurs se faisant de plus en plus intense au fur et à mesure que le film avance.

Le film évoque au passage les embûches rencontrées au cas par cas, les difficultés d’accès à un terrain, même après avoir été localisé, les relations avec l’appareil judiciaire. Mais surtout, le réalisateur sait tirer partie des outils de la fiction pour nous faire toucher du doigt un sujet difficile et nous faire vibrer avec les personnages.

Le film s’accélère et gagne en intensité à partir du moment où le père présumé est identifié. La dernière partie du film est marquée par plusieurs scènes très fortes entre la mère et le fils. Les dialogues sonnent particulièrement justes :

– Est ce que j’ai ses yeux ?
– Tu as son regard.
– Est ce que j’ai sa bouche ?
-Tu parles somme lui.
– Est-ce que je suis comme lui?
-Tu as sa force.

Jusque là, la mère s’était montré plutôt réticente et semblait vouloir tourner la page, elle refusait d’aller témoigner au procès, contrairement à ses sœurs. Là, elle n’a plus le choix. Elle se doit de parler.

La dernière scène est l’aboutissement de la montée en puissance du film, avec la révélation de la mère devant le tribunal. C’est un récit bouleversant. D’autant plus bouleversant que nous savons que des centaines de milliers de femmes en sont passé par là, mutatis mutandis, au Guatemala et ailleurs. Le titre prend alors tout son sens. Et l’affirmation solennelle du fils qui est la dernière phrase du film aussi.

Nuestras madres se révèle ainsi un film d’une force bien plus grande qui n’y paraît, doté d’une réelle cohérence interne au service de son propos, sans effet de manche ni fioritures.

Cesar Diaz, connu pour son travail de monteur pour d’autres cinéastes, réussit avec ce premier film de fiction à éviter bien des écueils sur un sujet hautement périlleux. Nous lui en sommes profondément reconnaissants.

 

Abou Leila de Amin Sidi-Boumédiène

Grand choc à la Semaine de la Critique, Abou Leila se situe en 1994 au plus terrible des années de plomb algériennes. Deux amis quittent Alger, visiblement en catastrophe, l’un est très affaibli, l’autre veille sur lui, direction le Grand Sud à la recherche du fameux Abou Leila qui donne son nom au titre du film. Nous apprendrons peu à peu à savoir qui est qui, au terme d’une quête effrénée et tragique.

Abou Leila est un film qui remplit une fonction essentielle du cinéma : faire retour sur l’Histoire collective et essayer de la regarder en face, même si elle est douloureuse, surtout si elle est douloureuse, dans un mouvement de catharsis et de dépassement.

Abou Leila porte dans sa chair pourrait-on dire (les images, le montage, le rythme, le récit lui-même) la complexité du traumatisme de cette guerre civile qui ne disait pas son nom dans les années 90 en Algérie. Une guerre où il était bien difficile de démêler le vrai du faux. Une guerre féroce et absurde comme toutes les guerres.

La grande intelligence du cinéaste consiste à prendre ce grand sujet par le petit bout de la lorgnette, avec deux personnages lambda, minuscules rouages d’une machinerie qui les dépasse.

La première scène plante le décor : un homme se fait descendre en sortant de chez lui, une voiture de police intervient, coups de feu, des blessés de part et d’autre. Nous n’en saurons pas plus jusqu’à la toute fin du film.

Après cette scène d’introduction, nous nous retrouverons tout de suite dans la voiture avec S. et Lotfi, direction le désert. Nous ne savons pas quel est le rapport avec la scène précédente Et nous n’allons plus quitter les deux hommes.

Road movie et surtout buddy movie, le réalisateur joue la carte d’un récit fragmenté où nous apprenons petit à petit, souvent indirectement qui sont ces deux hommes. (Cf par exemple la scène du coup de fil où la conversation demeure en grande partie sibylline pour le spectateur ). Ce parti pris  nous oblige à être actif et à nous saisir de chaque bribe d’information au fur et à mesure qu’elle est distillée, à faire des recoupements et à rester en alerte.

  1. prend des médicaments, on comprend qu’il est passé par quelque chose de terrible, et si les Algériens ont eu bien souvent la sensation de vivre un cauchemar éveillé pendant la majeure partie des années 90, lui fait des cauchemars violents, des cauchemars de mort dont il ne se souvient jamais, mais qui le terrorisent.

Ces cauchemars vont aller en s’aggravant tout au long du film et surtout S. très vite ne saura plus vraiment distinguer le plan du réel de ces abominables hallucinations. Lotfi aura de plus en plus de mal à protéger S. de lui-même.

Le réalisateur qualifie son film de baroque et effectivement, Abou Leila est un film qui a quelque chose de l’excès, du trop plein qui caractérise le baroque. C’est un film qui est construit sur un crescendo sans appel et qui n’a pas peur d’aller au-delà du bon goût et du raisonnable, avec parfois des images insoutenables, même sous leur forme métaphorique. Les récits de massacre de l’époque nous reviennent alors en mémoire, avec leur cruauté illimitée.

La lumière et la bande-son sont mises à contribution pour signifier cet autre monde dans lequel S. chavire de plus en plus souvent. Le travail du chef-opérateur est de ce point de vue véritablement remarquable. La caméra elle-même est inventive. Il y a, par exemple, plusieurs plans en plongée où nous sommes littéralement à l’aplomb des personnages, nous les voyons presque comme s’ils étaient allongés sur le sol, alors qu’ils sont le dos au mur, avec un effet d’irréalité saisissant. Il faut dire que les deux acteurs, Slimane Benouari (S.) et Lyes Salem (Lotfi) sont absolument extraordinaires.

Et lorsque nous pensons être arrivés au bout de cette sinistre odyssée, avec un écran noir qui clôt un terrible épisode paroxystique, le réalisateur ne lâche pas son propos pour autant.

Dans la dernière partie du voyage, S. part seul, quitte la piste pour s’enfoncer dans le désert dans une course poursuite dont nous savons qu’elle est un mirage. Et se fait recueillir, par un trio composé d’une jeune photographe et des ses deux guides locaux. Dans cette dernière partie, les visions de S. vont se confondre avec la rumeur (le léopard du désert qui attaquerait les humains, existe-t-il seulement ?) Les scènes de nuit dans le désert sont de toute beauté, tout en étant extrêmement crues. Cette fois-ci, c’est la fin du voyage pour S.

Nous aurons à ce moment-là un flash-back sur la première scène du film vue depuis la patrouille de police dont S. faisait partie.  Et pour finir une très belle scène lorsque Lotfi vient reconnaître le cadavre de son ami. L’acteur, Lyes Salem, vibre d’une intensité rare qui transmet toutes ses émotions à l’écran…

Abou Leila est donc un film très dense qui ne recule pas devant la difficulté émotionnelle et narrative de son sujet. Un premier film d’une grande force. Un réalisateur à suivre nécessairement.

 

Vivarium de Lorcan  Finnegann

Le cauchemar pavillonnaire poussé à son paroxysme dans un film qui mélange allégrement science -fiction, épouvante et comédie  (très ) grinçante.

Vivarium est une dystopie qui pousse son propos au maximum, au-delà de tout raisonnable et c’est justement ce qui fait son charme. La dimension anticipation permettant de fait tous les excès.

Or donc, un jeune couple lambda, charmant, plein de vie et un brin anticonformiste (cf la scène d’ouverture, post-générique où Gemma, en jeune institutrice dynamique demande à ses élèves de mimer les arbres dans le vent, puis dans la tempête ).

Gemma et Tom, nos deux tourtereaux, sont à la recherche d’un petit nid douillet. Or la scène pré-générique nous montre l’éclosion de trois œufs dans un nid et l’éviction de deux oisillons ayant à peine casser leur coquille par le troisième. On pense évidemment tout de suite au coucou et de fait en grandissant, celui-ci s’avère beaucoup plus grand que la mère nourricière. Cette scène est effectivement une métaphore du film lui-même.  Un avertissement sans appel. D’autant que nous voyons les oisillons morts, tombés dans l’herbe, au moment de la sortie de l’école où une petite fille en pleurs n’arrive pas à accepter l’explication de Gemma :  « That is the way it is  » (un fataliste « c’est comme ça « ) et répète : « I do not like it the way it is ».

Nous sommes déjà sans le savoir dans le vif du sujet.  Le film commence de fait  à basculer dès l’entrée dans l’agence immobilière. L’employé est certes une caricature de commercial  modèle, version croque-mort, mais ça pourrait encore passer pour une touche gentiment loufoque dans la plus pure tradition de l’humour anglo-saxon. Le  décalage entre ses manières compassées et la vivacité du jeune couple garantit  en effet un léger effet comique  qui semble un peu téléphoné, mais l’acteur réussit néanmoins à dégager immédiatement un je-ne sais-quoi d’inquiétant qui va s’amplifier très vite.

Le réalisateur est très habile dans sa capacité à doser les vases communicants du comique et du malaise. Lors de la visite sur place, tout ce qui paraissait drôle au premier abord va ainsi s’avérer de plus en plus angoissant.

Le lotissement s’appelle « Yonder », adroitement rendu dans la traduction par Vauvert, comme dans au diable-vauvert. L’anglais est plus direct. Yonder est un terme littéraire un peu ancien pour dire l’au-delà ! Là aussi, nous voilà prévenus dès le panneau de signalisation à l’entrée.

Le lotissement s’avère pire que pire dans l’uniformité de rigueur. Toutes les maisons sont rigoureusement identiques : la taille, la couleur, le carré de pelouse  mouchoir de poche, la distance entre les maisons, l’emplacement des lampadaires, etc … Dans la maison pilote que visitent Tom et Gemma, tout est déjà en place, immanquablement prévisible dans un goût supposé standard. Le réalisateur ne nous épargne rien de la quincaillerie « middle class ». C’est triste à pleurer !

Et quand Martin, l’agent immobilier déclare comme argument de vente : « Ce n’est pas seulement un premier achat, c’est une maison pour la vie, Tom, Gemma et les spectateurs avec eux, le trouvent simplement  pathétique.

Les choses commencent à se corser avec l’inexplicable disparition de Martin et de sa voiture. Tom et Gemma tournent en rond dans le lotissement jusqu’à épuisement de l’essence. Ils partent à pied, traversent les jardins et escaladent les clôtures. Rien n’y fait, ils retombent toujours sur la maison témoin. À partir de ce moment-là, l’angoisse s’installe à l’intérieur du couple et de la maison et n’en ressortira plus.

Le scénario est très bien ficelé et il se passe toujours quelque chose dans ce huis clos infernal où par définition, rien n’est censé arriver. Le titre quelque peu énigmatique du film nous revient alors en mémoire, puisque nous allons observer les comportements des personnages comme un entomologiste observe ses insectes dans leur cage en verre.

Dans le vivarium de la maison nº9, l’événement le plus important, c’est bien sûr la découverte d’un carton contenant un bébé avec le message « Élevez-le et vous serez libéré ». C’est là que le film entre dans une spirale sans fin où les parents malgré eux sont pris en otage par le faux enfant qui les tyrannise, surtout Gemma. Elle a beau répéter à tout bout champ « Je ne suis pas ta mère » c’est elle qui prend soin du petit dans une division traditionnelle des rôles, alors que Tom lui dénie d’emblée toute humanité.

Au passage, Lorcan Finnegan, le réalisateur s’en donne à cœur joie pour égratigner le modèle de l’enfant roi qui hurle (littéralement) jusqu’à ce qu’il obtienne ce qu’il veut sans parler de la junk food insipide de M.et Mme Tout-le-monde ou de la télé qui hypnotise.

Comme tout bon film de science-fiction, Vivarium parle surtout d’ici et maintenant. Du monde sans pitié dans lequel nous nous trouvons où le toc a déjà pris le pas sur le vrai- Dans le film, Tom et Gemma y laisseront leur peau et l’enfant devenu jeune adulte ira prendre la place et le nom du premier Martin à l’agence immobilière.

Vivarium sous ces airs de fable qui se lit facilement fait quand même froid dans le dos !

 

Josiane Scoleri

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