Je voudrai revenir sur un spectacle vu au Théâtre National de Nice fin janvier, que je vous avais présenté et qui m’a profondément marqué parce qu’il donne à réfléchir, pour qui sait décoder les images qu’il nous envoie sur cette question fondamentale : Être humain sur la Terre, qu’est-ce que cela veut dire ? Pieds nus, le corps suspendu, une jeune femme vagabonde dans les airs autour de cette question fondatrice. À presque 10 mètres du sol, elle tourne autour d’une corde lisse qu’elle serre, perd et retrouve. Allons un peu plus avant.
Ce projet est né de la rencontre entre la jeune artiste de cirque Inbal Ben Haim, le musicien compositeur et arrangeur David Amar et le metteur en scène Jean Jacques Minazio. Ces derniers travaillent régulièrement ensemble depuis une dizaine d’années.
Dans ce spectacle, le fond et la forme s’interconnectent. Où s’arrête l’écriture, où commence la mise en scène ? Pour Jean Jacques Minazio, Imbal écrit avec la corde, et le metteur en scène opère en fonction de ce que l’artiste propose. La circassienne Inbal Ben Haïm travaille à la corde lisse, agrès de préhension et de proximité avec la logique terrestre. L’instrument de travail d’Inbal lui permet de s’exprimer en hauteur mas la rattache à la terre puisque le pied de la corde repose sur le sol. Pour savoir où l’on va, il faut connaître d’où l’on vient. Dans l’univers du spectacle vivant, le corps du circassien, son occupation de l’espace le rapport avec sa corde, son agrès, crée, met à jour, impulse un nouveau langage. Il me semble donc que, plus que de mise en scène, on devrait parler ici de mise en ondes, ondes visuelles, ondes sonores.
En fait, ce spectacle, je ne l’ai pas vu, je l’ai bu, je l’ai ingéré. J’en suis ressorti tout chtramboulé. Je réclame le droit imputrescible à créer de nouveaux mots. Il a fallu que cela passe, que cela soit digéré. Et je ressens l’indicible besoin d’en parler. D’en tenter une analyse, peut-être une (psych)analyse dont je serais en même temps – comme dirait l’autre- l’analysant et l’analysé.
Peut-être, d’abord, au sens fantasmatique, j’entends par là producteur d’images. Plus que metteur en scène, Jean Jacques Minazio serait un metteur en ondes. J’entends par là que Racine(s) est une accumulation d’ondes. D’ondes sonores, avec la musique de David Amar, véritable cathédrale de sons qui englobe le spectateur, le fait pénétrer dans un univers.
Mais aussi d’ondes « imagières » que nous envoie et l’image du corps d’Inbal Ben Haim dans l’enchevêtrement des cordages et les lumières ambre d’Alexandre Toscani sculptant le visage et le corps de la jeune circassienne et aussi son entour, comme dessinant, par ses pinceaux de lumières les contours d’un pays inconnu.
Images sonores et images visuelles forment un continent, ou plutôt une mer où se plonge le spectateur-auditeur à la proue d’un bateau ivre : Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème/De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,/Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême/Et ravie, un noyé pensif parfois descend
Et le noyé, ou plutôt la noyée, ce n’est pas dans l’eau mais sous cette terre qui « dévale » du ciel dans les images finales. Mais nous y reviendrons. Et le binôme images-musique, dans sa puissance, nous renvoie-en tous les cas pour moi- vers d’autres images qui appartiennent à notre culture proche. C’est dire la polysémie de cette œuvre. Et – bon là c’est mes sens qui parlent – me sont arrivées des images du film Alien, de Ridley Scott.
Les images d’Inbal Ben Haim au milieu de cet assemblage de cordes et cordages semblable à un navire égaré me rappelaient instinctivement le navire interstellaire Nostromo, du film précité, et son parcours erratique qu’entraine l’intervenue de cet être survenu. Et Inbal Ben Haim me semblait se débattre au sein de ces éléments à l’instar de Sigourney Weaver qu’aggravait la similitude des visages. Et su le terme alien signifie en anglais extraterrestre, il veut dire aussi étranger…
Cette terre qui « tombe du ciel », comme un océan, est-ce la promission d’une terre ? Ce lieu s’irrupte en soudanéité.
Une phrase juive hassidique affirme qu’il ne faut jamais demander son chemin à quelqu’un qui le connaît, car on risquerait de ne pas se perdre. Pour pouvoir chercher son chemin, sa voie, il faut que Inbal Ben Haim les perdent. Il faut qu’elle aille très loin, dans tous les sens du terme, pour pouvoir explorer, interroger, revisiter son identité.
Ah bien sûr, on peut voir ce spectacle dans sa choséité : une circassienne travaillant à la corde lisse entourée d’un continuum de sons. J’y perçois ma mise en perspective de questionnements sur mon propre moi, à commencer par mon propre nom, Barbarin.
À l’origine, le terme « barbare », était utilisé par les anciens grecs pour désigner les peuples n’appartenant pas à leur civilisation et dont ils ne parvenaient pas à comprendre la langue. Barbare signifiait alors « non grec » :.je porte donc dans mon nom ma propre étrangitude.
Comment expliquer la fin ? Des cintres tombent sur Inbal Ben Haim de la terre qui l’engloutit. Cette chose-terre, plus métonymie que symbole, est-elle La Terre, espace de préfiguration d’un pays ? L’hébreu n’est pas celui qui arrive de quelque part, mais celui qui se met en route hors du lieu de sa naissance… Ulysse vient d’Ithaque et aspire à y revenir. Mais Abraham vient d’Our et fera tout son possible pour ne jamais y retourner (Delphine Horvilleur, Réflexions sur la question antisémite)
Cette terre qui s’écroule, terre rêvée, désirée, par justement cet écroulement, peut être perçue comme une menace. La terre ardemment souhaitée serait une menace ? Et envers qui ?
Ces propos, ces réflexions, s’écartent, j’en ai bien conscience, d’un compte-rendu Mais c’est peut-être parce que ce spectacle m’a emmené loin. Je vous ai fait monter à bord de mon Nostromo.
Jacques Barbarin
Racine(s) pièce de cirque poétique entre terre et ciel Idée originale et écriture corde Inbal Bel Haim Musique originale David Amar Dramaturgie et mise en scène Jean Jacques Minazio scénographie Domitille Martin costumes Sofia Bendhérif lumière Alexandre Toscani Régie générale Raphaël MalnyCrédit photo Inball Ben Haïm © Robin Minazio