Cinéma / LEAVE NO TRACE de Debra Granik

Le nouveau film adapté du roman l’Abandon de Peter Rock , de la cinéaste indépendante Américaine révélée par Winter’s Bone ( 2011), nous entraîne dans l’Amérique des marginaux et laissés- pour -compte . Dans le sillage d’une jeune fille et de son père , ayant choisi de refuser l’aliénation de la société moderne et de vivre désormais en osmose , avec la nature . Loin des clichés, un superbe et émouvant portait sur la grandeur d ‘âme des « oubliés » de la société …

les premières images nous plongent au cœur d’une forêt verdoyante , sa lumière et les multiples vibrations de la nature . Le vent qui gonfle les feuilles des arbres , les chants des oiseaux et tout ce flot bourdonnant  d’insectes   d’une nature qui bruisse et qui vit jusque sous le lit de feuilles tombées , où se cachent aussi sous terre  les animaux dans  leurs tanières . Puis , c’est une jeune fille suivie par son père que l’on découvre au cœur de celle-ci , récoltant herbes , champignons et autres baies sauvages . On les retrouve dans le plan suivant , cuisinant à ciel ouvert, leur cueillette. Puis dormant sous les épais feuillages recueillis  , ou sous une tente de fortune souvent rafistolée afin de ne pas laisser passer la pluie et le froid. Père et fille y vivent en osmose et harmonie , se protégeant mutuellement , attentifs aux bruits lointains où aux possibles marcheurs, pouvant les surprendre. La tension qui s’installe alors , quelques mots échangés , le dissipent rapidement le doute d’une possible fuite , liée à un drame passible de poursuites. Le sommeil souvent agité du père, Will ( Ben Foster ) auquel sa fille, Tom ( Thomasin Harcourt McKenzie) apporte apaisement , est lié aux séquelles post-traumatiques des champs de bataille d’Irak et d’Afghanistan, dont les soins prodigués aux vétérans revenus au pays , bourrés de calmants et autres drogues , ne font qu’augmenter leur dépendance , cauchemars et tendances suicidaires . Will a décidé de s’y soustraire en se retranchant , avec sa fille, dans un retour à la vie sauvage , loin d’un « ordre » social, dont il refuse l’enfermement . Will souhaite dit-il «  rester libre dans sa tête » refuse désormais toute tentative visant à le réintégrer dans un cursus et un « ordre » social . Ne voulant plus cautionner l’aliénation qui en a fait une « victime » parmi tant d’autres d’une société inégalitaire, qui l’a plongé dans la marge …

Tom ( Thomasin Harcourt  McKenzie ) et son père Will( Ben Foster) – Crédit Photo : Condor Distribution-

Le récit , dont le roman fait état a été inspiré d’un fait divers , sur lequel la cinéaste comme à son habitude s’est beaucoup documentée , pour en transcrire le « réalisme » dont ses films se font les porteurs d’un regard qu’elle revendique d’avoir hérité du cinéma « néo-réaliste » Italien de l’après-guerre . Elle dit également dans le dossier de presse que s’y ajoute la référence à la tradition d’une littérature qui s’est penchée sur les effets du modernisme aliénant , faisant le procès de la société de consommation . Citant Henry David Thoreau et Ralph Waldeau Emerson , et tous qui ont porté leurs regards sur ceux , dont le titre de son film Leave no trace ( ne pas laisser de trace ) est emblématique . La cinéaste s’inscrit comme on l’a dit dans cette tradition dénonciatrice dont elle porte le flambeau avec d’autres cinéastes indépendants et artistes concernés par le sujet , sur un «  état des lieux » dont l’Amérique et la politique  de Donald Trump, ne fait qu’aggraver le fossé des inégalités . C’est l’envers du décor du  « rêve Américain » qu’elle explore ici. Prenant à bras le corps son sujet , par son long et documenté travail de recherche , destiné à refléter la réalité brute et brutale d’un constat. De la même manière que son écriture cinématographique et scénaristique         ( cette dernière conduite à deux mains , avec l’aide d’Anne Rosellini) font merveille pour le restituer , avec force détails. A la fois dans la dimension hyper-réaliste avec laquelle les personnages et les situations , sont l’objet d’un enjeu dramatique ,refusant toute facilité et concessions . A l’image dont est abordé le portrait des différences père/ fille, au cœur de l’évolution de l’histoire et des choix qu’ils son amenées à faire , où tout risque de sensiblerie facile est aboli , afin de laisser la liberté de choix de chacun perceptible, écartant   la tentation  souvent employée par certains de la  manipulation du spectateur . En ce sens l’évolution , toute en subtilité du rapport fusionnel Père / fille , dont les sensibilités et les désirs de chacun ,confrontées aux événements et au vécu, vont faire naître le trouble de la perception du réel , amplifié par les séquelles dont le père porte les stigmates …

Ben Foster et Thomasin Harcourt  McKenzie : le choix de la normalité , ou continuer à errer sur les chemins de traverse ?- Crédit Photo : Condor Distribution –

Débra Granik conduit magistralement celui-ci, au long de séquences magnifiques lorsque tous deux sont confrontés après avoir été délogés , du refuge de la forêt de la réserve naturelle qui borde la ville de Portland dans l’Oregon , par les services sociaux cherchant à les « socialiser » par de multiples tentatives que le père buté , enfermé dans ses démons, refusera. Tandis que sa fille ( les scènes avec la communauté élevant des animaux, celles de la rencontre avec les apiculteurs , ou encore avec cette communauté solidaire vivant dans les mobil -home …) , y trouvera une sorte d’ouverture , aux possibles . C’est au cœur de ce « lien » en forme de bouée de sauvetage les nouant l’un à l’autre , dont les mots se font révélateurs :«  j’ai l’impression d’être un fardeau pour toi.. », dit Tom à son père qui lui répond : « tu es une des raisons qui me permettent de garder ma santé mentale …» . tout est dit. Et c’est la grande force du récit qui rend bouleversant ce « lien » , dans la conduite que lui imprime la cinéaste , refusant d’aborder sous la forme de la dramatisation et du cliché  d’un conflit , la différence des aspirations qui s’y révèlent. Préférant renvoyer à la violence rencontrée au long de leur itinéraire, la dimension du respect et de l’écoute de l’autre que la société leur refuse , comme rempart apaisé . Celui que révèle la magnifique et bouleversante scène finale renvoyant à la «  lucidité » de ces deux âmes fusionnelles, le choix déchirant de leur destinée. Dès lors, c’est comme une forme de retour de boomerang que la cinéaste inflige à un système qui, tout au long s’est révélé incapable de les écouter et les comprendre, afin de leur proposer des solutions répondant réellement, à leurs désirs et besoins…

Pour le père ( Ben Foster ) et la fille ( Thomason Harcourt  McKenzie ),, le moment du choix est venu – Crédit Photo: Condor Distribution –

Le programme de réinsertion sociale , il a beau avoir dans son sein des individus parfois compréhensifs, ils sont prisonniers d’un système qui marche sur la tête avec l’alibi des questionnaires ( répondez par oui ou par non…) concoctés par des « ronds de cuir » bien installés dans les  fauteuils de leurs préjugés et certitudes comme alibis , pour juger de la gravité d’un état traumatique, et de l’avenir des gens. La loi et l’ordre , en point de mire pour les faire rentrer dans le rang d’une politique rigide …c’est cette froide et cynique approche d’une réalité que la cinéaste fustige , ne laissant aucune place à la « nuance » de la raison et de l’écoute, pouvant permettre d’y répondre. Symptomatique,  la scène où Tom se retrouve face a l’assistante en «  évaluation » de son acquis scolaire enseigné par le père . Cette dernière tout en reconnaissant les qualités «  vous êtes plutôt en avance sur le cursus moyen …» , la renverra cependant à l’obligation d’intégrer , en tant que mineure , un cursus scolaire normal induisant une séparation  dont père et fille ,  ne veulent pas !. De la même manière que le choix de les « intégrer » dans un cadre d’habitat et activité normale dans cette entreprise d’exploitation de sapins de Noêl , où le poids de l’aliénation et de la dépendance finira par peser au père , comme une entrave  conduisant  à ‘échec. Dès lors, la fuite dont l’aboutissement conduisant à la rencontre de la solidarité dans cette communauté marginale des « mobil – home » dans laquelle sa fille semble trouver ( «  ils sont comme nous.. » ) , une possible aire de refuge et de compréhension pour s’y épanouir, deviendra l’élément révélateur qui leur permettra de choisir librement, leur destinée . Sublimée par un plan final  magnifique et bouleversant où les silences, les regards et les gestes , disent les mots qui restent noués dans la gorge …

(Etienne Ballérini)

LEAVE NO TRACE de Débra Granik- 2018- Durée : 1 h 47-
AVEC : Ben Foster , Thomasin Harcourt McKenzie , Jeff Kober,Isaiah Stone, Dale Dickey…
LIEN : Bande -annonce du film: Leave No Trace de Débra Granik .

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