Après Winter Sleep ( Palme d’or, Cannes 2014 ) , le nouveau film du cinéaste Turc sélectionné en compétition au Festival de Cannes 2018, sort cette semaine sur les écrans. Autour de la quête de son jeune héros aspirant- romancier de retour au pays , le récit distille en filigrane les contradictions intimes face aux contraintes de l’existence. Mal -être et incertitude de l’avenir dans une société Turque en mutations où le poids de l’idéologie politico-religieuse, est vivace . Une superbe et intense fresque explorant la thématique des liens familiaux et sociétaux , chers au cinéaste…

Le jeune Sinan ( Dogu Demirkol – premeir rôle au cinéma : remarquable !) , vingt ans , étudiant en lettre dans la ville de Çanakkale située dans la région Turque du détroit des Dardanelles , revient dans la petite ville de Çan où il est né et où vit sa famille . Son futur avenir en suspens , le service militaire l’attend et au retour de celui-ci , s’il est reçu au concours de professeur des écoles auquel il s’est soumis sans grande conviction , c’est un futur sans relief qui se dessinerait pour lui . En effet, comme tout débutant dans le métier c’est dans la région désolée et désertique de l’Est du pays qu’il risquerait d’être nommé . Mais , Sinan qui a une passion , l’écriture, à laquelle il veut se consacrer et a écrit un roman autobiographique qu’il espère faire éditer pour lui ouvrir le chemin de la création . Or , cet espoir va se retrouver compromis par son retour dans cette petite ville où , à la fois , les rapports familiaux vont se tendre avec un père instituteur dont les « rêves » d’hier se sont évanouis , qui se retrouve aujourd’hui accaparé par le démon du jeu . Tandis que concernant les rapports avec la communauté villageoise dont Sinan s’est toujours senti à l’écart , le fossé se creuse encore un peu plus en raison de sa différence existentielle pointée , et toujours pas acceptée: » certains disent que tu es anormal, voire fou « , renforçant son mal-être : «Il commence à être tiraillé entre l’incapacité de donner une forme créative à ces contradictions et l’impossibilité de les rejeter », explique le cinéaste. Dès lors , les « affrontements » verbaux de Sinan avec son père et avec tous ceux dont il croise le chemin , vont en perspective, brosser le portrait révélateur d’une société , dont ils éclairent les multiples facettes des contradictions et des dérives qui la gangrènent…

Portrait saisissant d’intensité et de densité psychologique, renvoyant à un certain « constat » politique qui sous-tend les discussions philosophico- existentielles entre Sinan et ses interlocuteurs . Approche à laquelle le références revendiquées ( à Anton Tchekhov, Dostoïewski, ou Tennesse Williams …) par le cinéaste dans l’approche subtile des personnages , et surtout le même refus de les juger, offre sa profondeur dramatique, au récit. Celui-ci dont la mise en scène , par des envolées visuelles oniriques , ou par des trouvailles inattendues , vient « déconstruire » la continuité, dont le réalisme porté par d’amples plans- séquences se retrouve par ses ellipses, ou raccourcis, ouvrir habilement une nouvelle dimension . Au cœur des paysages , et des éléments ( la pluie, la neige , le brouillard …) , les magnifiques séquences ( superbe photographie …) du lien entre l’homme et la nature , finissent par rejoindre, celui , que les individus entretiennent entr’eux , où les éléments naturels viennent perturber , ou enrichir parfois , les rapports humains . A l’image du magnifique final dont le basculement nous permet de comprendre les raisons intimes, au coeur du houleux relationnel , père -fils . Celui dont le titre du film , qui est aussi le titre de livre écrit par Sinan, finit par révéler les enjeux de la quête de chacun . La dimension de la fable s’y inscrivant également, via l’héritage dont chacun est porteur , où refuse … à un moment, de l’être . C’est le dilemme dont le comportement de Sinan , reflète les inquiétudes et interrogations du passage de la jeunesse à l’âge adulte, et l’enjeu psychologique des perspectives d’avenir , des quêtes identitaires et des conflits qui s’y attachent . Ceux-là mêmes, dont le roman A l’est d’Eden de John Steinbeck , évoquait via , la relation conflictuelle , reprise au cinéma par le film d’Elia Kazan (1956 ) entre le fils incarné par James Dean , et son père ( Raymond Massey) …

Au début du film , le retour au pays de Sinan, révèle d’emblée l’évocation du souvenir de sa jeunesse avec les retrouvailles de la belle amie d’enfance Hatice, dont la soif de liberté d’hier se retrouve désormais emprisonnée par le voile d’un mariage arrangé avec un bijoutier. « la vie était à notre portée , elle est si loin de nous désormais », lui confie-t-elle. Puis , le voici confronté à une rixe avec un ancien amour de cette dernière , ou, encore sollicité par un ami de son père à qui ce dernier doit de l’argent . Ces séquences scellent le passage de la fin de l’innocence à l’âge adulte , dit le cinéaste et dont témoignent ce scènes de retrouvailles avec la communauté de la petite ville , et le cercle familial auquel celui-ci va se confronter . Ce cercle familial , et ce père, Idris ( Murat Cemcir) qui désormais se réfugie dans la nostalgie rêveuse ( la bergerie , les arbres fruitiers, le chien , le puits creusé à la recherche de l’eau …) et impuissante . Devenu la risée de la région , réfugié dans l’addiction au jeu , accumulant les dettes . Sinan qui porte ses espoirs sur le roman qu’ il a écrit pour espérer un autre avenir , va devoir trouver de l’argent , et ce n’est pas ce père dilapidant son patrimoine qui pourra l’aider ! . Sollicitant entretiens afin de chercher à concrétiser son projet, il sera vite déçu …personne n’étant prêt à investir dans une oeuvre personnelle qui leur semble revêtir aucun intérêt , comme le souligne un représentant culturel municipal. Alors , il va se muer en insolent provocateur dont, dans le cadre familial son père deviendra la cible préférée . Tandis que dans le cadre collectif et surtout celui d’une certaine représentation institutionnelle officielle, il se fait un malin plaisir à y débusquer les compromissions. Comme celle de l’entrepreneur dont l’ouverture affichée sert de paravent aux compromis ( avec la police ) , tandis que le maire de la ville se retrouvera ridiculisé pour son insigne bêtise affichée! . Même un écrivain en vue , se révélera imbu de lui-même et de son talent jusqu’à refuser , dit-il « s’il lui était attribué , le prix Nobel ! » . De la même manière, la promenade avec deux imams aux « interprétations » opposées du Coran se servent des mots de celui-ci , comme arguments les justifiant . Le cinéaste souhaitant montrer au travers de ces rencontres, « toutes les valeurs auxquelles un jeune homme aura , tôt où tard , à se confronter », dit-il ….

Et le regard de Nuri Bilge Ceylan semble se délecter ( et nous avec…) de toutes ces postures , tout comme de celles de Sinan provocateur . Puis , les ellipses de récit s’y ajoutant , avec son retour du service militaire ( magnifique scène évoquée en un plan!…) et les retrouvailles avec la mère , à qui il offre et dédicace son livre . L’obsession de la création , celle de l’héritage, y sont au cœur. Tout comme celle des mots en forme de confession magnifique avec lesquels la mère , explique à Sinan les raisons pour lesquelles , elle est restée attachée à son mari , et lui ont fait passer outre , et pardonner à tous ses errements . Il y est question des choix de vie et d’héritage dont le lutte intérieure de Sinan se fait écho, porté par la fougue de sa jeunesse à la recherche de lui-même et de l’héritage dont la transmission souhaitée, trouvera dans la scène finale via le cadeau du père , la raison justifiant sa quête obsessionnelle . Témoignant , s’il le fallait du malaise engendré par la nécessité de se faire sa place dans une société où les pressions économiques et politiques , obligent à faire front à tous les aléas et difficultés pour garder sa dignité et liberté. En ce sens , Le Poirier sauvage , dernier opus du cinéaste constitue une nouvelle pièce , magnifique fresque s’ajoutant à l’édifice de sa grande œuvre cinématographique . Ne le manquez pas ….
(Etienne Ballérini )
LE POIRIER SAUVAGE de Nuri Bilge Ceylan – 2018- Durée : 3 h 08.
AVEC : Dogu Demirkol , Murat Cemcir, Bennu Yilirimlar, Ercüment Balakoglu, AkinAksu, Serkan Keskin …
LIEN : Bande-Annonce du film : Le Poirier sauvage de Nuri Bilge Ceylan .
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