Tu vois, Claude, je me souviens. Je me souviens de Shoah. Pas la Shoah, il aurait fallu que j’existe entre 1939 et 1945. Comme dit un des personnages de « Hiroshima mon amour » d’Alain Resnais , Tu n’as rien vu à Hiroshima. Non, Claude, je n’ai rien vu de la Shoah. Toi, né en 1925, si, tu as de ce que c’était. Je parle de ton film, sorti en 1985. « Encore un film sur la Shoah », vont dire les gens de bon conseil et de bon voisinage. Les brav’ gens n’aiment pas que l’on ait une autre pensée qu’eux. Non, Shoah, n’est pas un film sur la Shoah, ce film est la Shoah. Par ceux qui l’on vu, vécu, compris, parce que comprendre, c’est prendre avec.

Allons. Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage. La Shoah (hébreu : שואה, « catastrophe ») est l’extermination systématique par l’Allemagne nazie d’entre six millions de juifs, soit les deux tiers des Juifs d’Europe et environ 40 % des Juifs du monde, pendant la seconde guerre mondiale. Pour faire simple, deux shoah. Celles des camps de concentration et d’extermination, et la shoah par balles.
Le 22 juin 1941, l’Allemagne nazie envahit l’Union soviétique. Cet acte de guerre sonna le glas des populations juives d’Europe de l’Est. Entre 1,5 et 2 millions de Juifs furent tués sur ces territoires sous les balles des unités allemandes et de leurs collaborateurs. On désigne communément sous le terme de « Shoah par balles » ou « génocide par fusillades » cette pratique d’extermination. Les bourreaux se rendaient aux victimes, lesquelles étaient massacrées dans leurs villages, sous les yeux de leurs voisins. Et là, je me souviens.
Scusez, M’sieu, mais vous vous éloignez pas trop de Lanzmann, là ? Au contraire, j’y reste. Je me souviens de deux visites au Mémorial de la Shoah, à Paris. Lors de la première, j’avais acheté un livre sur les Einsatzgruppen*, (en français : « groupes d’intervention ») des unités de police politique militarisées du IIIème Reich, chargées, à partir de l’invasion de la Pologne, de l’assassinat systématique des opposants réels ou imaginaires au régime nazi, et en particulier des Juifs.
Je me souviens de l’historien américain Christopher Browning et de son indispensable Des hommes ordinaires**. À l’aube du 13 juillet 1942, les hommes du 101e bataillon de police de réserve allemande entrent dans le village polonais de Josefow. Arrivés en Pologne quelques jours auparavant, la plupart d’entre eux sont des pères de famille trop âgés pour être envoyés au front. Dans le civil, ils étaient ouvriers, vendeurs, artisans, employés de bureau. Au soir de ce 13 juillet, ils se sont emparés des 1 800 Juifs de Josefow, ont désigné 300 hommes comme » Juifs de labeur « , et ont abattu à bout portant, au fusil, 1 500 femmes, enfants et vieillards.

Voilà Claude, le jour de la disparition, la remembrance de ces dix heures de ton film, de leur film, ceux que tu as rencontrés et toute l’humanité, me fait remonter cela. Et sans doute bien d’autre chose. Dix heures. Film inachevé ? Les personnes chargées du montage, Ziva Postec et Anna Ruiz, te font remarquer à la fin qu’il manque une séquence. Tu en en conviens mais tu n’as pas le courage d’achever ton œuvre. Rassures toi, Claude. Les œuvres les plus belles sont souvent inachevées. Des fous ont achevé , le Requiem de Mozart, continué la constriction de la Sagrada familla de Gaudi , réécrire les partitions inachevée de la 10ème Symphonie de Beethoven… C’est chacun de nous dans notre tête qui poursuivons l’œuvre, mais jamais ne l’achevons. Pour la Shoah, il y aura ton film, il y aura les livres, il y aura les mémoriaux de la Shoah, il y aura ceux qui survivent encore, et quand ils n’y seront plus il y aura ceux à qui ils auront parlé… Et si un jour plus personne ne se souvient, la Shoah pourra tranquillement revenir.

Le film a pris 12 ans pour voir le jour (1973-1985) et a été tourné dans 14 pays L’origine du film est une commande du gouvernement israélien : « L’aventure de Shoah commence ici : mon ami Alouf Hareven, directeur de département au ministère des Affaires étrangères israélien, me convoqua un jour et me parla avec une gravité et une solennité que je ne lui connaissais pas. […] Il ne s’agit pas de réaliser un film sur la Shoah, mais un film qui soit la Shoah. […] Si tu acceptes, nous t’aiderons autant que nous le pourrons »
Ton œuvre filmique ne se résume pas qu’à Shoah :
Un vivant qui passe, 1997 (65 minutes). Interview de Maurice Rossel, délégué de la Croix-Rouge.
Sobibor, 14 octobre 1943, 16h, 2001 (95 minutes). Interview de Yéhuda Lerner sur la révolte des prisonniers ducamp d’extermination de Sobibor en 1943
Le Rapport Karski 2010 (49 minutes). Interview de Jan Karski*** premier témoin officiel de l’extermination des Juifs en Pologne, sur ses missions en Pologne et auprès de responsables occidentaux dont Rooservrelt.Le dernier des Injustes, 2013 (218 minutes). Interview de Benjamin Murmelstein président du Conseil Juif à Theresienstadt , au sujet, entre autres, de ses relations avec Eichman. Les Quatre soeurs (2018- 273 minutes), quatre femmes témorigent des horreurs des camps nazis .Paula Biren , Ruth Elias, Ada Lichtman et Hanna Marton. Ce film a diffusé sur Arte en janvier 2018, il est sorti en France le 4 juillet 2018, à Nice. Arte, en hommage, reprend l’intégrale de ce film samedi 7 juillet 2018 en début de soirée. A vos cassettes ! .
Mais, allez-vous dire, pourquoi des films de dix heures ? Deux heures suffisent, trois à la limite ! Non, m’sieu-dames. Dire l’indicible, nommer l’innommable, prend son temps. Rassurez-vous, dix heures de film, c’est moins long que 5 ans d’horreur.
5 juillet 2018. 92 ans. L’éternité commence. L’éternité, c’est la mer allée avec le ciel (Rimbau)
( Jacques Barbarin )
* Einsatzgruppen,les commandos de la mort nazis par Michel Prazan Editions POINTS – Histoire
**Des hommes ordinaires, Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. Editions Les Belles lettres.
***Lire de Yannick Haenel, Jan Karsi, Edition Gallimard 2009, collection « L’Infini »
J’aimerai rajouter cette phrase de Karl Marx : »Celui qui ne connait pas l’histoire doit s’attendre à la revivre »