Cinéma / Shéhérazade et Nos batailles à la SIC 2018

Le Festival de Cannes est terminé depuis dix jours mais ce n’est pas une raison. Séance de rattrapage à la Semaine de la Critique avec deux jolis films français présentés en séances spéciales :  Shéhérazade et Nos batailles.

 

Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin appartient à un genre important du cinéma français  contemporain :  celui du film de banlieue généreux dont les héros proviennent  de populations fragilisées, voire marginales. Divines, pour ne citer que lui, avait d’ailleurs remporté la Caméra d’Or en 2016.

Sauf qu’ici, le film se passe à Marseille. Exception française, c’est le cœur de la ville qui abrite les quartiers paupérisés où galère rime avec  débrouille.

Les protagonistes sont des adolescents poussés à la va vite . Il y a fort à parier qu’ils n’ont guère connu d’enfance. Au début du film Zacchary,16 ans, sort de prison. À peine arrivé au foyer , il fait le mur, part en virée avec ses copains et décide de se payer une passe. C’est là qu’il tombe sur Shéhérazade, probablement encore plus jeune que lui.

En quelques minutes, le cadre est donné. Il n’est pas d’une originalité folle, mais ce qui fait véritablement exister le film, ce sont ses acteurs qui débordent de vitalité, avec l’un comme l’autre des personnalités bien trempées. Et les personnages secondaires ne sont pas en reste. Ça nous donne un cocktail explosif où chacun pense pouvoir bricoler sa propre loi.

Car de fait, Shéhérazade est une réflexion sur la loi, un peu celle du code civil, des flics et des juges, mais surtout celle qui fait qu’on se tient droit. Face à soi-même et face aux autres.  Chaque groupe a ses codes et ses territoires. Alors bien sûr, en termes de cinéma, cela signifie des passages obligés entre règlements de compte et surenchère de la violence.

Mais Jean-Bernard Marlin réussit à ne pas faire dans le cliché, malgré toutes ces situations archi-connues en laissant beaucoup d’espace à ses acteurs, tout en maintenant un rythme digne du meilleur film de gangsters. On sent la tendresse du réalisateur pour tous ses personnages. Il ne les lâche pas d’une semelle. Il respecte leur façon de parler, (un peu comme Ken Loach avec ses accents de Glasgow ou de Liverpool). Et il sait filmer les lieux qui eux aussi racontent l’histoire (cf par exemple, la piaule minable de Shéhérazade ou le petit appartement étouffant de la mère).

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel se trouve dans le cœur de Zacchary et dans celui de Shéhérazade, tous deux si cabossés par la vie. Les scènes entre lui et sa mère sont à ce titre très révélatrices. L’enfant qui se raccroche au seul lien affectif qu’il ait connu, aussi lacunaire soit-il. La mère, seule, qui a abandonné depuis longtemps…

Quant à Shéhérazade, elle dira à un moment donné que si elle s’est retrouvée dans la rue,  c’est parce qu’elle ne supportait plus sa mère.

Ces deux-là doivent faire un long chemin pour reconnaître l’amour, surtout Zacchary, empêtré dans ses contradictions de petit caïd. Mais en même temps, seul l’amour permet d’ouvrir les yeux sur ce qui compte vraiment. Il y a un soupçon de mélo, façon années 30, dans Shéhérazade et la filiation avec le cinéma français apparaît de plus en plus nettement au fur et à mesure que l’intrigue progresse.

Shéhérazade, c’est celle qui survit dans les Mille et Une Nuits. Et la Shéhérazade du film passe elle aussi tout près de la mort, mais il est hors de question pour elle de lâcher. Le point de bascule arrive assez tard dans le film lorsque Shéhérazade décide de porter plainte. Elle comprend qu’elle peut ainsi cesser d’être une victime. C’est la question de la loi et du vivre en société qui est posée. C’est par elle, grâce à son courage, que Zacchary va être capable de rompre avec son clan. Il comprend lui aussi que c’est à ce prix qu’il peut devenir un homme libre. Même s’il va lui falloir d’abord repasser par la case prison….

Visiblement, Jean-Bernard Marlin tient à garder l’espoir. Tant dans les hommes que dans les institutions. C’est une belle façon d’être à contre-courant aujourd’hui, par ces temps de sinistrose généralisée. Tout d’un coup mélodrame devient synonyme de résistance.

 

Nos batailles.

Le  Nord de la France et la Belgique ont en commun d’avoir été des  terres d’industrialisation précoce au XIXème siècle  avec  les mines et les filatures.  Et donc aussi des terres de luttes  et d’ancrage  syndical. Il leur est resté une fibre sociale que l’on retrouve aujourd’hui encore dans   le cinéma de ses  régions. Les films des frères Dardenne en sont sans doute  l’exemple le plus   connu et le plus fort. Guillaume Senesz présenté en séance spéciale à la Semaine de la critique s’inscrit clairement dans cette filiation.

Nos batailles annonce la couleur dès le depart, son titre claque  comme un étendard.  Se battre,  c’est précisément ce que font les personnages du film tous les jours de leur vie.  Nul misérabilisme . Pas d’apitoiement larmoyant non plus. La vie est âpre. Un point,  c’est tout. Nous sommes de plein pied avec Olivier, ses collègues de travail , sa femme et ses enfants.

La qualité du film repose à la fois sur la densité du scénario  et la sobriété de la mise en scène. Le scénario est très bien ficelé,  dans un aller-retour  constant entre vie à l’usine ( un entrepôt géant à la Amazon )  et vie à la maison. Laura est vendeuse dans une boutique de vêtements.  Olivier  est chef d’équipe,  à l’interface donc avec la DRH. Au cas où nous l’aurions oublié,  la lutte de classes existe bel et bien en  ce début de XXIeme siècle,  surtout dans  ces nouveaux secteurs en plein essor.  Et la lutte y est tout aussi inégale qu’au temps des Charbonnages. Le film le dit sans emphase, mais le constat est  néanmoins sans appel. Cadences inhumaines,  gestion du personnel sans état d’âme , chaque scène apporte une touche supplémentaire au tableau.

Mais Nos batailles ne se contente pas d’être une fiction au plus près du réel dans sa dimension sociale. Il explore tout autant la dimension émotionnelle  et affective des personnages. En effet, après quelques scènes d’exposition,  Laura disparaît sans crier gare. Le personnage a à peine eu le temps d’exister. Mais sa présence quasi muette et ses regards en disaient long quant à la frustration qui était la sienne. Là aussi sobriété vaut mieux que longs discours. Et le hors champ envahit alors paradoxalement l’écran.

Avec la disparition de la mère, commence une deuxième partie où le père et les enfants vont devoir s’apprivoiser mutuellement. C’est bien sûr quelque chose qu’on a déjà vu souvent au cinéma, mais Nos batailles réussit à être juste en toutes circonstances. Que ce soit dans la légèreté : les céréales pour le dîner ou les vêtements de seconde main, comme  dans  le tragique : la fugue des enfants pour essayer de retrouver leur mère.

Nos batailles est un film de facture classique, mais d’une grande intensité. Le montage assure un  rythme sans temps faible qui  crée une grande proximité avec les personnages. Les rôles secondaires ont eux aussi toute leur place et contribuent à densifier l’intrigue. Le passage de la soeur d’Olivier permet au réalisateur de poser en miroir les relations entre frère et soeur d’une génération à l’autre,  avec l’ombre du père elle aussi très présente au fil des conversations.

Enfin, un mot sur les acteurs, tous très justes. Un Romain Duris sous une facette qu’on ne lui connaît guère. Et les enfants, très présents à l’écran dans un  contre -point finement observé par rapport  au regard des adultes. Guillaume Senesz signe avec ce film une œuvre forte,  plus complexe qu’il n’y paraît.

J. Scoleri

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