Allons bon ! Encore Mai 68 ! Hé oui. Il s’agit quand même d’un pan important de notre histoire récente. Et comme ce site s’appelle ciaovivalaculture, rater comment Mai 68 a marqué la culture serait « plus qu’une faute, un crime » (Merci Mr Talleyrand)
Le cinéma (Je me souviens… du festival de Cannes en mai 68, La Quinzaine des Réalisateurs), le théâtre (Théâtre et Mai 78, Les Utopies Culturelles) et maintenant le roman graphique, La veille du grand soir- Mai 68
Roman graphique ? Pouvez pas dire BD, non ? Attention ! C’est pas pareil ! Apparue dans les années 1960, l’expression a été popularisée à la fin des années 1970 par l’Américain Wil Esner à l’occasion de la sortie d‘Un contrat avec Dieu, un long recueil en noir et blanc d’histoires sociales publié directement en album dont les pages mêlaient texte et dessin très librement.
Ces romans graphiques peuvent être fictionnels ou non, en noir et blanc ou en couleur, de pagination variable, bien que dépassant souvent les standards locaux (44 à 48 pages). Ils n’appartiennent généralement pas à un genre de bande dessinée précis. Disons désigne généralement une bande dessinée, longue, plutôt sérieuse et ambitieuse.
Cela peut être l’adaptation d’un roman, le pense à Peirera prétend, de Antonio Tabucchi, excellemment adapté par Pierre Henry Gomont, avec la complicité de Tabucchi (Edition Sarbacane) Je vous recommande vertement et l’un et l’autre ( Le roman initial se trouve chez Folio). Bien Revenons à La veille du grand soir. C’est donc un roman graphique de Patrick Rotman et Sébastien Vassant.
Patrick Rotman est auteur, scénariste, réalisateur, essentiellement de documentaires, né le en 1949, point commun avec votre serviteur. En collaboration avec Hervé Hamon, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur des sujets de société. Il a réalisé plusieurs documentaires sur des grands événements de l’histoire et de la politique française aux xxe et xxie siècles. Ses parents appartenaient à la Résistance durant la seconde guerre mondiale et avaient mis en place un hôpital dans le maquis.
Sébastien Vassant est un auteur de bande dessinée né en 1980 il a créé avec Thomas Cadène le Plus petit et plus informel festival de bande dessinée du monde (PPPIFBDM), festival de bande dessinée dont la première édition a eu lieu à eu lieu en juin 2009.
Avant tout considérons la charte graphique. Prenons la première page : un bleu pâle tirant vers la nuance « bleu rideau » pour tout ce qui est du domaine de la rue, un bistre pour tout ce qui est le monumental entourant le statue, domaine de la culture officielle. Ce sentiment est renforcé quand, sur une même page, nous voyons en haut le bâtiment de la Sorbonne, la rue, traité en bleu, couleur lié à la rue et à ce qui va s’y passer. Par contre la bibliothèque de la Sorbonne est traitée en bistre, couleur de l’intérieur et du pouvoir via le savoir.
Il est aussi intéressant de noter que le dessin de la couverture se présente sous des valeurs antagoniques à celle présentes sur le slogan « Sois jeune et tais-toi » : sur le livre, c’est la rue (Cohn-Bendit) qui bâillonne le pouvoir.
Je dirai de Patrick Rotman qu’il a un double regard considérant La veille du grand soir- Mai 68.
En tant que documentariste, il porte un regard qualifié sur l’événement : quid ? quomodo ? quando ? c-à-d Toute démarche d’analyse implique en effet une phase préalable de questionnement systématique et exhaustif dont la qualité conditionne celle de l’analyse proprement dite, en vue de collecter les données nécessaires et suffisantes pour dresser l’état des lieux et rendre compte d’une situation, d’un problème, d’un processus. Quelque part, un historien du factuel.
Mais, comme il le dit dans son avant propos, « En 1968 j’étais étudiant en histoire à la Sorbonne. J’ai donc vécu le moi de mai aux premières loges. Bien des scènes qui figurent dans cette « Veille du grand soir », j’en ai été le témoin direct ». Il a donc le double statut de l’analysant et du vécu. Il va donc fictionnaliser son récit, lui donner de la chair, en suivant le parcours du cheminement de deux participants aux « événements », une étudiant en Sorbonne (est-ce lui ? toute ressemblance) et une étudiante de la faculté de Nanterre, membre du « 22 », le Mouvement du 22 Mars ». Il enrichit ce premier itinéraire d’un autre duo, celui de deux ouvriers de chez Renault, l’un à la CGT, l’autre à la CFDT. Les deux casse -croutent de conserve, défilent aux manifs itou, bref copinent, tout en ayant leur divergence. Métaphore de l’espérance d’une unité syndicale ? Va savoir. D’autant plus que – et c’est l’ex-gauchiste qui parle- l’unité syndicale était un thème développé par la mouvance trotskiste, où militait le jeune Rotman. Moi, j’dis ça, j’dis rien. Moi-même je… mais de loin.
Et, on l’aura compris avec l’analyse de la charte graphique, le récit s’intéresse en même temps –tiens ! ça m’rappelle quelqu’un- à l’extérieur, la rue pour simplifier, et à l’intérieur, le pouvoir pour simplifier. La veille du grand soir- Mai 68 n’élude pas –loin s’en faut- l’affrontement entre les deux, les violences étant le fruit de causalité, et non une factualité simple.
J’écris ceci le dix mai, où cinquante ans auparavant, de violents affrontements avaient lieu rue Gay-Lussac. Tout le monde se félicite qu’en mai il n’y ait pas eu de morts. Il y en a pourtant eu, comme l’ouvrier Gilles Tautain. Il y a eu quand même ce 10 mai 650 blessés. Pourquoi tant de violence del la part des étudiants ? Je crois par désespèrance. Oui, nous étions dans les trente glorieuses. Oui, ils étaient des étudiants, notamment en Sorbonne, donc peu ou prou des favorisés. Et alors ? « Changer la vie », disait Rimbaud. »Transformer le monde », disait Marx. Les étudiants étaient-ils des marxistes tendance Rimbaud ou des rimbalduciens tendance Marx ?
Mai[s]….. Il faut savoir terminer un[e] [g]rêve…
Nos manifs ont les Black Blok. Eux avaient les Katangais. Des groupes ultra-violents, d’origine douteuse. Les Katangais voulaient établir un certain ordre à la Sorbonne, qui aujourd’hui commence à inquiéter les étudiants. Violente bagarre à la Sorbonne : les étudiants expulsent les Katangais. Ces derniers ont pris la fuite et se sont repliés à l’Odéon. La bagarre fut très courte. La police n’est pas intervenue. Les étudiants ont également décidé de fermer la Sorbonne pendant 48H pour donner aux locaux un état sanitaire satisfaisant, mais aussi pour expulser les drogués, clochards et autres fugueurs qui y ont trouvé refuge. (France soir vendredi 14 samedi 156 mai 1968)
Les étudiants – les vrais- ne sont donc pas les casseurs qu’une idéologie persistante présente complaisamment.
Comment considérer le titre ? La veille du grand soir c’est juste avant ce qui n’arrivera pas et que l’on sait que çà n’arrivera pas Rappelons que le « çà », chez Freud, ne connaît ni normes (interdits ou exigences), ni réalité (temps ou espace) et n’est régi que par le seul principe de plaisir, satisfaction immédiate et inconditionnelle de besoins biologique. Il est interdit d’interdire.
Jacques Barbarin
La veille du grand soir- Mai 68 Edition Seuil Delcourt