Je me souviens… du Festival de Cannes en mai 68

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L’affiche officielle – Création originale de Beaugendre – Source : Festival de Cannes

Je me souviens que le mai 68 du Festival de Cannes a commencé, en fait, le 9 février, à Paris, quand André Malraux, Ministre de la Culture, a décidé de limoger Henri Langlois de la Cinémathèque français dont il est l’un des fondateurs avec Jean Mitry et Georges Franju.

Je me souviens que cette décision a été très mal perçue et a provoqué de nombreuses réactions. De nombreuses personnalités du cinéma, parmi lesquelles Jean-Pierre Léaud, Claude Jade, Alain Resnais, Jean Marais, mais aussi Charles Chaplin, Stanley Kubrick, Orson Welles et Luis Buñuel, lui apportent leur soutien. Un Comité de défense de la Cinémathèque française est créé le 16 février 1968. François Truffaut, Jean-Luc Godard et Jacques Rivette font partie des fondateurs.

Je me souviens que Henri Langlois est réintégré dans ses fonctions le 22 avril 1968. Cependant, il est déjà trop tard…

Le 21e Festival de Cannes s’ouvre le 10 mai, au Palais des Festival (aujourd’hui démoli) avec la présentation d’Autant en Emporte le Vent, de Victor Fleming. La projection est suivie d’un feu d’artifice rappelant l’incendie de la gare d’Atlanta. Mais à Paris le Quartier latin est déjà le lieu de très violents affrontements entre étudiants et policiers. Le mouvement s’étend à la province…

Je me souviens que 27 longs métrages étaient en compétition et que le jury était présidé par l’écrivain André Chamson. Parmi les membres figuraient les réalisateurs Louis Malle, Roman Polanski et Terence Young et il n’y avait qu’une seule femme, la comédienne Monica Vitti.

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Le Palais des Festivals – Crédit photo : DR

Je me souviens que le vent de la contestation n’a pas tardé à gagner la Croisette. Le 11 mai, l’Association française de la Critique appelle les festivaliers à se joindre à la manifestation nationale du 13 mai, en soutien aux étudiants grévistes. Le 12, Robert Favre Le Bret, délégué général du Festival de Cannes, oppose une fin de non recevoir à un groupe d’étudiants niçois. Pas question d’interrompre la compétition : « Le Festival n’a jamais été et ne peut être une tribune ! ».
Le 13 mai, à Nice, une délégation de critiques de cinéma, parmi lesquels Jean-Louis Bory (« Le Nouvel Observateur ») et Samuel Lachize (« L’Humanité »), et Monica Vitti représentent le Festival à la manifestation. Les projections sont suspendues, mais pas question d’arrêter le Festival.

Le 17 mai, à Paris, les étudiants de Vaugirard, l’Ecole technique de photographie et de cinéma, rejoints par les cinéastes et des techniciens en grève, votent la grève totale des studios, l’occupation des locaux du Centre National de la Cinématographie et… l’arrêt immédiat du Festival de Cannes. C’est le début des Etats généraux du cinéma français.

Les « événements » ont pris de l’ampleur. C’est maintenant un mouvement social et politique d’envergure. Des usines sont occupées. La grève générale paralyse la France… Alain Resnais s’est retrouvé bloqué à Lyon par le mouvement des cheminots avec les bobines de Je t’aime, Je t’aime, mais le Festival continue !

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de gauche à droite : Claude Lelouch, Jean-Luc Godard, François Truffaut, Louis Malle, Roman Polanski – Crédit photo : Sipa

Je me souviens que le 18 mai aura été un tournant. La veille au soir, les réalisateurs Jacques Doniol-Valcroze et Jacques Rivette avaient téléphoné à François Truffaut à Cannes. Dans le contexte, il fallait arrêter le Festival. Ce matin-là, c’est la projection de Peppermint frappé de Carlos Saura dans la grande salle qui était prévue. Celle-ci est pourtant vide. Par contre, la petite salle Jean Cocteau est bondée. Une conférence de presse du Comité de défense de la Cinémathèque devait aborder « l’affaire Langlois ». François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Lelouch, Claude Berri et Louis Malle sont sur la scène. L’assistance se déplace dans la grande salle. Truffaut et Godard prennent la parole. D’emblée, ils font référence ç la situation.

François Truffaut : « La radio donne des nouvelles heure par heure, on annonce que des usines sont occupées, que telle et telle ferment, que les trains ne marchent plus, maintenant ça va être les métros et les bus, alors si (…) le Festival de Cannes continue et bien c’est franchement ridicule ! ».
Jean-Luc Godard : « « Je vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez de travelling et de gros plan : vous êtes des cons ! ».
Un débat animé, souvent houleux et violent, s’engage.

Je me souviens que malgré l’agitation, la projection de Peppermint frappé a été maintenue. Carlos Saura sa compagne Géraldine Chaplin et Jean-Luc Godard ont tenté de l’empêcher en s’accrochant aux rideaux. La salle se rallume et Robert Favre Le Bret demande aux contestataires de se calmer. En vain. Des coups sont échangés. Truffaut, bousculé, tombe à terre et Godard est giflé. Il déclarera : « Les films appartiennent à ceux qui les font, on n’a pas le droit de les projeter contre la volonté de leurs auteurs. » Le délégué général du Festival annoncera que toutes les projections de la journée sont annulées.

Je me souviens qu’après Carlos Saura, Milos Forman (Au feu les pompiers !), Claude Lelouch (coréalisateur avec François Reichenbach de 13 jours en France et producteur des Gauloises bleues), Alain Resnais d’autres cinéastes ont annoncé qu’ils retiraient leur film. Monica Vitti, Louis Malle, Roman Polanski et Terence Young quittent le jury. Dans un premier temps, ce même 18 mai, le Conseil d’administration du Festival renonce à la compétition mais maintient les projections. Cependant, compte tenu de l’opposition des réalisateurs et des producteurs, le 19 mai 1968, Robert Favre Le Bret, déclare officiellement la clôture du 21e Festival de Cannes, cinq jours avant la date initialement prévue. Huit films de la compétition auront été projetés.

Je me souviens que le Festival de Cannes de cette année-là avait aussi les allures d’un Salon de l’automobile de luxe : Claude Lelouch est descendu de Paris au volant de sa Porsche. Roman Polanski est arrivé à Saint-Tropez dans une Ferrari rouge, tandis que Milos Forman roulait sur la Croisette en Mercedes.

Je me souviens qu’au retour de Cannes, les Etats généraux du cinéma français ont continué, à Suresnes. Six commissions de travail se sont réunies avec le but de « détruire les structures réactionnaires d’un cinéma devenu marchandise »….

Je me souviens que dans la lancée de mai, le 14 juin 1968, a été créée la Société des Réalisateurs de Films (SRF), dont la mission est de « défendre les libertés artistiques, morales et les intérêts professionnels et économiques de la création cinématographique et de participer à l’élaboration de nouvelles structures du cinéma.« , et à l’origine de la Quinzaine des Réalisateurs, dont la 1ère édition s’est déroulée en 1969.

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de gauche à droite : Louis Malle, Monica Vitti et Roman Polanski – Crédit photo : Sipa

Je me souviens qu’en 2008, la section Cannes Classics du Festival de Cannes a présenté Peppermint Frappé de Carlos Saura, 24 heures de la vie d’une femme de Dominique Delouche, The Long Day’s Dying de Peter Collinson, Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais, Anna Karenina d’Alexandre Zarkhi, ainsi que Treize jours en France de Claude Lelouch.

Je me souviens de quelques déclarations…

François Truffaut :  » On a souvent mal interprété mon geste. Je n’avais rien contre le Festival. C’était le régime que je contestais, et avec neuf millions de Français en grève, nous espérions bien nous débarrasser de de Gaulle, Pompidou, Debré et compagnie. «  Cité par Jean-Luc Douin dans Le Monde du 9 mai 2008.

Claude Lelouch : « En Mai 68 devait être projeté hors compétition au Festival de Cannes le film que j’avais fait sur les Jeux Olympiques de Grenoble. Je crois que j’étais l’homme à abattre du cinéma français (…) Je suis arrivé au petit matin : Favre le Bret m’attendait sur les marches du palais. Je lui ai apporté la copie en lui faisant part de mes inquiétudes quant à la situation à Cannes. Il m’a rassuré en me disant que le Festival était une fête et qu’il fallait continuer à parler de cinéma malgré le contexte. La projection de neuf heures a commencé. Je suis sorti de la salle : en bas des marches, attendaient Truffaut, Godard, Polanski, Malle… On a voté et la décision a été prise d’arrêter le Festival. On ne pouvait pas faire la fête en smoking quand Paris était au bord de la révolution. » « Claude Lelouch, Mode d’emploi » – Calman-Lévy – 2005.

Roman Polanski : « (…) je pensais que ce genre d’efferverscence était stérile. J’avais déjà vécu ça en Pologne avec la fin du stalinisme… Je me méfie de ces revirements brutaux. Mon opinion est que le Festival devait continuer. Que pouvait-on témoigner en interrompant le Festival ? Rien ! Je ne trouvais pas ça très correct vis-à-vis des gens qui attendaient quelque chose de ce Festival, pour lesquels il avait une signification énorme. Des gens sélectionnés dans des pays comme la Pologne, par exemple, comme la Tchécoslovaquie, ils avaient mis tant d’espérance dans ce Festival. Il y avait Milos Forman qui présentait Au feu les pompiers qui avait d’ailleurs certaines chances (…) En revanche, il y en a d’autres qui étaient contents. » Entretien accordé à Studio Magazine HS n°50 – Mai 1991.

Catherine Deneuve : « Je n’ai pas du tout vécu Mai 68 en direct comme quelque chose qui allait desserrer le climat général en France sur les moeurs, le mode de vie. Je ne me sentais pas du côté des jeunes qui manifestaient boulevard Saint-Michel. Plus égoïstement, j’étais inquiète. C’est ensuite que j’ai pu mesurer ce que ça avait changé. Entretien accordé aux Inrockuptibles – 06 novembre 2010

Bertrand Tavernier : « J’ai vécu les événements avec excitation et recul. Exaspéré par le pouvoir gaulliste, je me sentais proche du mouvement déclenché par les étudiants mais les réunions entre cinéastes étaient délirantes. Les débats me paraissaient ubuesques. À des rares exceptions près (Chris Marker, par exemple), la profession sombrait dans le ridicule : logorrhées floues et maximalistes, raideurs idéologistes, diatribes, confusion. Rentré à Paris, j’ai cru que l’ordre ancien allait reculer mais les ravages du dogmatisme ont englouti l’enthousiasme général. Des intellectuels versaient dans le crétinisme maoïste. Des textes odieux circulaient (…)» Bertrand Tavernier – Flammarion – 2001 –

Thierry Frémaux, délégué général du Festival : « Les meneurs c’est Jean-Luc Godard, François Truffaut, Claude Berri. Ces jeunes cinéastes sont aussi des hommes de leur époque qui considèrent qu’on n’a pas à se désintéresser pendant 15 jours, à force de films, de cocktails et de robes de soirée, de ce qu’il se passe dans le pays ». Au micro de Thierry Fiorile pour Radio France/Franceinfo – 11 avril 2017.

Gilles Jacob, ancien président du Festival de Cannes: « La France s’arrêtait, c’était normal que le Festival s’arrête. J’étais jeune journaliste et sur le moment on voulait que le Festival se termine parce que ça faisait bizarre d’arrêter tout. Des films étaient projetés, d’autres pas, pas de palmarès… c’était une année boîteuse. Mais il s’était passé tellement de choses cette année-là, historiquement, que l’on pardonne. » Au micro de Radio France/Franceinfo – 9 avril 2018.

Voir également :
Cannes 68 de Sélim Sasson (extrait des 18 et 19 mai – Archives RTBF – 7mn07)
Cannes 1968 – Blow up – Arte (5mn50)
Extérieur jour de Thomas Boujut – Production Capa/ C+ (4mn58)
Le site officiel du Festival de Cannes
Philippe Descottes

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