Ami lecteur, je vous emmène cette fois-ci bien loin de Nice et de sa vieille ville que, vous le savez bien, j’affectionne pourtant beaucoup mais l’été, écrasant cette année, m’engage à déserter cette fois Nice et à m’éloigner de sa canicule et de ces foules cosmopolites, avides de chaleur, de «bouffes» express, qui envahissent notre cité, pressées de tout voir, cornet de glace au poing, en un minimum de temps pour pouvoir dire de retour au bercail qu’elles connaissent notre chère ville mieux que nous les anciens niçois! En été, le spectacle de ces rues étroites du Vieux Nice envahies de tables de restaurants me fait penser à des cantines à ciel ouvert où la promiscuité et le bruit sont de règle, mais les «toutous» adorent ça paraît-il. Ils veulent à tout prix entendre «Nissa la Bella», goûter à «la tarte à l’oignon» ou «pissaladiera» (tout cela sans accent tonique s.v.p.), Menica Rondelli, l’ancien barde niçois, doit en frémir dans sa tombe!

On s’évade donc aujourd’hui pour remonter la vallée du Var jusqu’à Guillaumes en empruntant à partir du Pont de Gueydan les splendides et non moins célèbres gorges de Daluis et ses schistes rouges admirables. Nous sommes dans le Colorado niçois. Le spectacle devient vraiment intéressant à l’entrée des gorges, après avoir passé le pont de Berthéou. On y découvre peu après le curieux rocher dit de la «Tête de Femme» ou «Gardienne des gorges» immortalisé par de nombreuses illustrations sous forme de cartes postales anciennes ou semi-modernes.
Juste après cette étonnante sculpture naturelle, on entre vraiment dans le défilé, véritable dédale de tunnels que l’on contourne dans le sens de la montée, profitant de vues surprenantes en à pic sur la vallée. Nous emprunteront ces galeries au retour de notre périple.
Que sont ces tunnels, me direz-vous? Il faut vous dire que de 1923 à 1929, un tramway électrique a audacieusement circulé là entre Pont-de-Gueydan et Guillaumes dans le cadre des grands projets généreux visant à désenclaver le haut pays niçois à l’époque. La plateforme ferroviaire était déjà prête avant la Grande Guerre mais celle-ci interrompt les travaux qui reprennent en 1919 pour une inauguration en fanfare en 1923 avec un discours de l’élu local Joseph Durandy. La ligne s’avère tout de suite déficitaire, et pour ne pas arranger les choses, les éboulements fréquents sur ce trajet montagnard tourmenté provoquent des interruptions de trafic allant quelquefois jusqu’à deux mois. Finalement, en 1929, après à peine six ans d’exploitation chaotique, c’est la fermeture inévitable et le passage du relais aux cars qui ne demandaient pas mieux!

A la sortie des gorges, la voie passe en rive gauche du fleuve grâce à un pont audacieux en béton armé franchissant la rivière à 80m de hauteur et dénommé «Pont du saut de la mariée», allusion à un accident survenu en ce lieu le 30 juillet 1927 où une jeune femme M.L.Pons en villégiature ici avec son époux trouva la mort lors d’une promenade romantique, après avoir glissé accidentellement dans le lit du torrent dont elle tentait sans doute d’apercevoir le fond.
Aujourd’hui on saute encore du pont mais dans un cadre sportif (sauts à l’élastique) très règlementé.
Notre route rejoint assez vite Guillaumes en passant devant une grosse casemate en béton construite ici dans les années 1930 dans le cadre de la Ligne Maginot des Alpes, et elle rejoint l’ancienne voie du tramway au pont des Roberts, puis une longue ligne droite nous amène à Guillaumes après avoir franchi un ouvrage à 3 arches enjambant le lit aride et caillouteux du Tuébi, torrent capricieux déjà mentionné par Vauban lors de ses reconnaissances de terrain dans la région entre 1682 et 1700.
Nous pourrions, ami lecteur, nous en tenir là en visitant cet intéressant village mais je vous propose mieux: nous allons visiter un «hinterland» assez peu connu du grand public. Peu après Guillaumes, tournant à droite, nous engageons la D75, rocade plutôt étroite et qui débute par de nombreux lacets serrés qui ont au moins l’avantage de nous ménager quelques vue surprenantes sur la vallée et en particulier sur l’ancien château féodal dit de la Reine Jeanne (milieu du XVeme s). Heureusement, des bas-côtés élargis çà et là permettent à l’automobiliste de faire une pause et d’admirer en toute quiétude le paysage qui s’étale à ses pieds entre Var et Tuébi avec des vues intéressantes sur la vénérable forteresse restaurée il y a quelques années.

Nous avons 9km à faire pour rejoindre notre but Bouchanières (1400m) et ses hameaux perdus dans la montagne. Après quelques kms de route escarpée, le paysage s’élargit et nous débouchons sur une sorte de plateau très propice à une nouvelle pause. A l’ouest, au delà de la vallée du Var on devine les spectaculaires aiguilles de Pélens chères à Victor de Cessole qui les escalada hardiment en 1912 avec son camarade de cordée Lee Brossé et le guide vésubien Jean Plent.
En explorant le plateau, à l’entrée de la pente descendante vers le fond de vallée on découvre un curieux vestige, la station haute d’un ancien funiculaire qui reliait les hameaux à la route nationale. Un peu en amont de Guillaumes, à quelques mètres de la route on trouve en effet la station basse de cet équipement, actuellement dans un domaine privé.

Il faut vous dire, ami lecteur, qu’au début du XXème siècle, Bouchanières et ses hameaux n’étaient reliés à la vallée que par un méchant chemin muletier caillouteux et, le pays vivant principalement d’élevage et d’agriculture, n’a eu que la solution de construire un téléphérique pour écouler commodément ses produits, le lait en particulier. La rumeur locale prétend qu’il n’y avait pas que des marchandises qui transitaient par cet équipement finalement fort commode pour rejoindre Guillaumes évitant ainsi des kms de marche, mais ce ne sont que des rumeurs n’en doutez pas!
Cette station haute que j’ai découverte il y a une trentaine d’années était encore en assez bon état avec son équipement (ligne électrique, moteur, rhéostat, poulies, câbles, nacelle et même les poteaux-supports) toujours en place.
L’exploitation de ce téléphérique agricole à cessé vers 1960, avec l’obligation de mettre aux normes cet engin. Devant les frais à engager on préféra tracer une route remplaçant l’ancien chemin muletier, avec l’avantage de désenclaver enfin ce coin de montagne jusque là très isolé, par une vraie route carrossable.
Un autre «câble» fonctionnant par simple gravité, était dédié au transport des meules de foin et reliait le plateau de Rognoi (1748m) situé plus au nord, à Bouchanières.

Un curieux oratoire dédié à St Pierre, récemment restauré, attire notre regard, un peu à l’écart de la route, placé au bord d’une sente, ancien chemin de Bouchanières sans doute. Il pouvait même servir d’abri de fortune en cas d’orage (*)!
Nous arrivons ensuite très vite au hameau principal devant l’auberge Mestre, prétexte tout trouvé pour la pause de midi en dégustant dans un cadre familial, son menu unique accompagné de succulents raviolis de courge.
Non loin, une belle église apparaît sur une éminence en dessus de la route, sanctuaire dédiée à St Roch et St Macaire, magnifiquement restaurée récemment. Tout ici respire le calme et appelle à la détente du corps et de l’esprit.
Bouchanières, c’est aussi plusieurs lieux-dits, les Livons, les Hivernasses, les Anseingues, les Menuyers et le Seuil. Il ya aussi des gîtes ruraux pour les randonneurs de passage. La population, composée en grande partie de touristes en haute saison baisse notablement en hiver car les conditions climatiques alors, on peut s’en douter, n’ont plus rien d’idylliques avec du froid, de la neige et son corollaire le verglas rendant la circulation très difficile voire dangereuse. Il faut être du coin pour vivre là à l’année, mais ce haut pays, loin des turpidudes des grandes villes côtières, est des plus attachants!
Ami lecteur, j’espère vous avoir mis l’eau à la bouche et que cette courte description vous incitera à aller rapidement visiter la haute vallée du Var. La meilleure période est septembre lorsque les feuillues commencent à roussir sous des éclairages contrastés exceptionnels. Une prochaine fois, si vous le voulez bien, je vous emmenerai en rive droite, toujours sur les hauteurs, à la découverte d’un autre hameau lui aussi isolé mais tout aussi pittoresque qui abrite aujourd’hui les vestiges… d’un autre funiculaire agricole, celui du village perché d’Enaux!
Texte & photos: Yann Duvivier
(*): Le jour de ma visite, dans l’oratoire, était disposé un exemplaire jauni du livre d’Aldous Huxley «Tour du monde d’un sceptique» (Plon/1932), le hasard ou geste prémédité?