Un estuaire est la portion de l’embouchure d’un fleuve où l’effet de la mer ou de l’océan dans lequel il se jette est perceptible. Il vient du latin aestuarium (« lieu où le flux pénètre », mais aussi « étang maritime où l’on nourrissait du poisson ») d’aestus (« flux de la mer »).
Mais c’est aussi le titre (au pluriel) du dernier opus de Daniel Mesguich, metteur en scène, acteur, professeur d’art dramatique, directeur du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris de 2007 à 2013. Il a également suivi des études de philosophie, cela est important.
Un homme de théâtre écrit peu, il acte. Ses écrits sont d’autant plus précieux. Il s’agit ici d’un recueil de textes écrits par Mesguich. Rassemblant 40 années d’expérience en tant que metteur en scène et pédagogue de premier plan, il présente l’évolution de son œuvre et de sa pensée selon diverses styles qui vont du billet d’humeur jusqu’à des formes plus accomplies. Autant de petits cailloux que charrient des fleuves se jetant en autant d’estuaires dans l’océan du Théâtre.
J’ai rencontré plusieurs fois Mesguich, de ses mises en scène j’en ai vu (dont deux Hamlet, auquel il revient tous les dix ans), j’ai toujours été frappé par une intelligence rare servie par une passion, un amour insensé du théâtre (à moins que cela ne soit l’inverse). Celle qui m’a ému le plus est celle de l’adaptation du « Désespoir tout blanc », de Clarisse Nicoïdeski (A lire urgemment). Cela tombe bien, le texte que le livre lui consacre est l’un des plus beaux.
Cette soixantedizaine de textes fort à propos et à propos de tout : de Hamlet, d’Andromaque, de Richard III, de la traduction, de l’acteur et du temps, du théâtre et de la théâtralité ; je les lis, je les vois comme autant d’essais passant en même temps du particulier (disons la traduction) au général (le théâtre) puis à l’universel (notre société, ou plutôt notre mode de société). Et même mieux : j’y vois comme un ensemble de nouvelles – au sens borgésien du terme- tous éléments d’une immense et non finie bibliothèque (croyez vous que je parle de Borges pour rien ?)
Comme il le dit « Tous ces textes, à la teneur tantôt polémique, tantôt politique, tantôt philosophique, tantôt critique, tantôt « artistique », etc., écrivaient, m’a-t-il semblé, et décrivaient, ma vie, mes pensées, mes actions, mieux, beaucoup mieux, que ne l’aurait fait quelque dissertation homogène et continue. »
Et tous ces ballons d’essai mettent à jour, portent à jour les grands problèmes du théâtre sur le plan philosophique, politique, via cette soixantedizaine déclaration d’amour au théâtre. Une pensée écrite avec le cœur, vous dis-je. Il en profite pour épingler les poncifs à la mode et les « aberratio mentalis » à l’instar des vielles lunes telle « incarner le personnage », « se mettre dans la peau du personnage », « la vérité du texte »….
Au fur et à mesure de l’avancée du livre, j’avais l’impression que Mesguich mettait noir sur blanc mes sentiments diffus sur le théâtre tant la pensée était claire, précise, aimante. J’avoue que j’aurais aimé écrire : « Encore une fois, il ne faut pas se demander ce que « veut » dire un texte, un texte ne « veut » rien dire (un texte ne saurait « vouloir » dire quoique ce soit) ; il faut se demander ce que « peut » dire un texte. » Après tout, peut-être l’ai-je écrit.
J’ai évoqué la philosophie. Souvent ai-je observé que celle-ci était dans le cursus universitaires de nombre de metteurs en scène. Pourquoi ? J’avais, pour www.lafauteadiderot.net, posé la question à Jacques Bellay. Voilà ce qu’était sa réponse : Pour moi, peut-être, le théâtre c’est de la philosophie en action. Chaque fois que je joue, que je mets en scène, j’ai l’impression de continuer le travail du philosophe, mais en mouvement, en jeu, dans l’espace, en relation avec un public. Au fond, le théâtre se pose des interrogations fondamentales concernant la place de l’homme dans la cité, la société : c’est une interrogation qui est commune à la philosophie, qui se pose fondamentalement le sens de l’existence humaine, le sens de la relation de l’homme avec sa société… Quand je joue Shakespeare j’ai l’impression, pour ainsi dire, de jouer une interrogation philosophique. Le « Faust » de Goethe, c’est la philosophie de Hegel en action.
Ce recueil (devant lequel je me recueille) est indispensable comme l’eau, le gaz et l’électricité*, dans la bibliothèque de tout comédien, toute comédienne, de toute compagnie de théâtre, de tout théâtre, de tout amoureux du théâtre et de tout esprit curieux d’une pensée écrite avec le cœur.
Daniel Mesguich « Estuaires » chez Gallimard
Jacques Barbarin
*Détournement de la citation de Jean Vilar : » Le théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin… Le théâtre est donc, au premier chef, un service public. Tout comme le gaz, l’eau, l’électricité. »
[…] Et n’oublions pas lés écrit du papa avec ce sublime forcement sublime Estuaires https://ciaovivalaculture.com/2017/07/03/livre-estuaires-de-daniel-mesguich-une-pensee-ecrite-avec-l… Bon. Revenons à nos moutons, c’est à dire à ce souper. Jean Claude Brisville (1922-2014) […]