En fond de scène, trois joyeux fêtards célèbrent le passage à la nouvelle année. Quelle nouvelle année ? On ne sait pas, c’est un passage à peut-être un nouvel univers, on change de cercle. Ils portent, chacun sur la tête, un masque, style masque de carnaval. Ils pénètrent dans une salle (la scène), vide, seuls quelques instruments de musique et, en avant scène, un livre posé par terre. Nos trois fêtards (Marjolaine Alziary, Mari Laurila Lili, Renato Giulani) commencent de s’inquiéter. Où sont-ils ? Et quel est ce livre ? Ils le feuillètent et s’aperçoivent que, dans le début, on parle des animaux dont ils portent le masque : un lion, un guépard, un loup. Ou plus exactement une louve. Mais, damned ! Trop tard… ils sont plongés dans le poème des poèmes : La Divine comédie.
C’est « le » poème de Dante, écrit en tercets (strophe de 3 vers) d’hendécasyllabes (vers de 11 pieds). Composée entre 1303 et 132, la Commedia est l’œuvre la plus célèbre et l’un des plus importants témoignages de la civilisation médiévale. Connue et étudiée dans le monde entier, elle est tenue pour l’un des chefs-d’œuvre de la littérature.
Elle est également considérée comme le premier grand texte en italien : la langue dans laquelle elle est écrite a eu une influence considérable sur l’idiome moderne de la péninsule. Pour écrire son œuvre, Dante a été très largement inspiré par le sanglant conflit qu’il a lui-même vécu en Italie opposant les Guelfes et les Gibelins.
C’est un poème vivant qui nous touche de près et qui sans cesse nous surprend. Car pour relater son périple à travers les trois royaumes des morts, Dante bouleverse les représentations traditionnelles, affronte l’indicible, crée une langue. Animé par une ambition folle – celle de rendre les hommes meilleurs et plus heureux, par la conscience du sort qui les attend après la mort -, il décrit tour à tour le gigantesque entonnoir de l’Enfer et ses damnés en proie à mille tourments ; la montagne du Purgatoire, intermédiaire entre l’humain et le divin, peuplé d’anges, d’artistes et de songes ; le Paradis enfin où, guidé par Béatrice, le poète ébloui vole de ciel en ciel avant d’accéder à la vision divine. Et le parcours initiatique se termine lorsque, au plus haut terme de sa vision, le héros s’absorbe dans l’absolu.
« Symboliquement, La Divine Comédie, c’est la situation de l’humanité actuelle. Avec les problèmes écologiques, la fracture sociale grandissante, les écarts Nord-Sud, etc. Nous avons tous l’impression d’avoir perdu le fil, comme Dante, égaré dans la forêt, qui va traverser l’Enfer et le Purgatoire pour retrouver la bonne voie. Le spectacle propose un parcours à travers des textes de Dante qui donnent tous des éléments sur la possibilité de s’engager personnellement. C’est un parcours symbolique pour inciter à réfléchir à son engagement, et à ce que chacun fasse des petites choses, mais avec grandeur. » Renato Giuliani, qui signe la conception de l’œuvre et la mise en scène, propos recueillis par Eric Derney pour le journal « La Terrasse ».
Temporalité et intemporalité : tels sont les deux maîtres – mot de ce « Dante », voyage dans le poème des poèmes. Temporalité pour ces 3 personnages de notre monde égarés, intemporalité pour ces 3 mêmes là endossant 3 figures archétypales. Mais, après tout, ne sommes-nous pas égarés dans une forêt sombre et n’avons-nous pas perdu la voie, c’est-à-dire le sens ? L’œuvre, rédigée au cœur des troubles politiques de l’Italie du XIVe siècle, n’éveille – t’elle pas d’échos avec les troubles de notre société ?
Le « Dante » giulianesque est un allègre va-et-vient justement entre temporalité et intemporalité, les 3 personnages hésitent en permanence sur leur statut à tenir, sur leur costume à endosser : cela donne à ce spectacle une tonalité fondamentalement humaine en écho, à l’instar, à l’image du poème.
Et ce travail passe constamment par la maitrise vocale, son inventivité à découvrir des univers. Son acmé se révèle lorsque, à la fin du spectacle, Renato nous lit, en italien et en nous demandant de fermer les yeux afin de mieux jouir de la musicalité du son, de son sens, le chant 33 de l’enfer (33, 11 fois 3, l’hendécasyllabe multiplié par le tercet, le 3, vous dis-je !).
Mais les cordes ne sont pas que vocales : elles sont frottées, par l’archet du violoncelle de Marjolaine Alziary, ou, métalliques, frappées par les marteaux du piano de Mari Laurila-Lili. Ces voix instrumentales indiquent la voie de présences, presque de personnages, elles créent de nouveaux univers.
Et ce que je crois être le fil rouge de ce « Dante », c’est le principe de la rencontre. Il ne s’agit pas de faire en un peu plus de une heure un « digest » de la Divine Comédie, mais de nous rendre palpable la rencontre physique avec Dante, avec Virgile (L’enfer), avec Béatrice, (le Purgatoire), et, spirituelle, avec St Bernard, fondateur de l’abbaye de Clairvaux, qui remplace Béatrice, une fois Dante arrivé au Paradis. C’est Marjolaine Alziary qui visitera Béatrice, Mari Laurila-Lili visitera Virgile.
Mais outre l’humanisme qui se dégage de ce spectacle, Renato Giuliani n’en n’oublie pas pour autant les données disons « herméneutiques » de l’œuvre. Ainsi, vers la fin du spectacle, ce dessein, en avant-scène, que trace Renato Giulani avec du sable : il figure un cercle évidé avec à l’intérieur trois cercles pleins. Le cercle évidé es à l’évidence l’univers, les 3 cercles pleins son aussi des univers. Or le chiffre 3 est un nombre remarquable, et il ne faut pas oublier que Dante était un cabaliste.
Le chiffre 3 est un chiffre remarquable chez les chrétiens, les francs-maçons… De quoi est fait le temps ? Du passé, du présent et du futur. Comment s’exprime l’être humain ? Par la pensée, la parole et l’action. Quelle forme peut avoir la matière ? Solide, liquide, gazeux. Quelles sont les dimensions de l’espace ? La ligne, le plan, le volume. Qu’est ce qui compose la nature ? Des miner aux, des végétaux, des animaux.
Chaque fois que l’on tente de synthétiser l’ensemble d’un univers, d’un tout, on retombe sur trois éléments fondamentaux qui ensembles, le synthétisent. La divine comédie est composée de 3 royaumes, l’enfer, le purgatoire, le paradis. Chacun des 3 royaumes est composé de 9 cercles (3×3). Chaque strophe se compose de trois vers… and so on, and so on. Mais peut-être cela n’est-il qu’un dessin fait avec du sable, un mandala. Mais mandala est un terme sanscrit signifiant cercle, et par extension, sphère, environnement, communauté…
De même la présence de ce cairn, toujours en avant-scène. Un cairn est un amas artificiel de pierres placé à dessein pour marquer un lieu particulier. Il a – entre autres – comme fonction de baliser un sentier traversant un sol rocailleux ou aride, « Je ne sais plus comment je m’y suis engagé/ car j’étais engourdi par un pesant sommeil/ lorsque je m’écartai du sentier véritable » (L’enfer, chant 1), de marquer un site funéraire ou de célébrer les morts.
Au total, une œuvre riche, polysémique, qui marie émotion et réflexion. Vous l’avez raté au TNN ? A mon avis, cette création va très certainement se retrouver dans la programmation de la saison prochaine. Tout le monde a droit à une seconde chance. Mais errare humanum est, sed perseverare diabolicum… A bon entendeur…
e quindi uscimmo a riveder le stelle
Jacques Barbarin