Vous ne savez pas qui est Kamel Daoud ? Mais si, voyons. Il est né en 1970 à Mostaganem, c’est un écrivain et journaliste algérien d’expression française. En 1994, il entre au Quotidien d’Oran, journal francophone. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard titrée Raina Raikoum (« Notre opinion, votre opinion ») chronique la plus lue d’Algérie. Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal.
En 2015 il obtient le Goncourt du premier roman pour « Meursault contre enquête »*, sorti en France en 2014, qui s’inspire de « L’étranger » d’Albert Camus: le narrateur est en effet le frère de « l’Arabe » tué par Meursault. « Je me suis emparé de L’Étranger parce que Camus est un homme qui interroge le monde. J’ai voulu m’inscrire dans cette continuation. […] J’ai surtout voulu rendre un puissant hommage à La Chute, tant j’aime ce livre… »
Fin 2014, Abdelfatah Hamadache Ziraoui, qui dirige le Front de l’éveil islamique salafiste (non reconnu officiellement), et que certains considèrent comme un leader «autoproclamé» qui ne représente que lui, estime que Kamel Daoud, « mène une guerre contre Allah, son prophète, le Coran et les valeurs sacrées de l’islam». Il lance sur lui une fatwa. Il le juge coupable du crime d’apostasie, passible de la peine de mort selon la loi coranique.
En 2017, les éditions Actes Sud (qui avaient déjà édité Meursault contre-enquête) publie « Mes indépendances », recueil de chroniques de Kamel Daoud. Concernant la période 2010-2016, il a ainsi signé près de deux mille textes – d’abord destinés au public algérien puis, sa notoriété grandissant, de plus en plus lus dans le monde entier –, dont cent quatre-vingt-deux ont été retenus pour ce recueil.
Mais plus qu’une compilation d’articles, ce livre, véritable essai, trace, au travers de la période qu’il couvre, le cheminement d’une véritable pensée, le cheminement d’une lucidité jamais démentie et qui n’hésite pas à appeler un chat un chat. Et moi, je n’hésiterai pas à dire qu’il y du Voltaire chez Daoud.
J’ai parlé d’essai. En littérature, un essai est une œuvre de réflexion portant sur les sujets les plus divers et exposée de manière personnelle, voire subjective par l’auteur. Le terme « essai » est dérivé du latin exagium, « examiner, peser ». Nous y sommes.
A contre-courant d’une bien-pensance perfide et d’un conformisme bloquant, Kamel Daoud, avec des mots durs mais justes, met sur la place publique l’impensé algérien, le refoulé national, l’interdit social.
Cet extrait du texte de Kamel Daoud, écrit dans la nuit du 16 au 17 décembre 2015, « 50 nuances de la haine » fait bien saisir la « ligne éditoriale » de cet essai :
« Question fascinante : d’où vient que certains se sentent menacés dans leur identité, dans leur conviction religieuse, dans leur conception de l’histoire et dans leur mémoire dès que quelqu’un pense autrement qu’eux? La peur d’être dans l’erreur les poussant donc à imposer l’unanimité et combattre la différence? De la fragilité des convictions intimes? De la haine de soi qui passe par la haine de l’Autre? De toute une histoire d’échecs, de frustrations, d’amour sans issue? De la chute de Grenade? De la colonisation? Labyrinthe. Mais c’est étrange : ceux qui défendent l’islam comme pensée unique le font souvent avec haine et violence. Ceux qui se sentent et se proclament Arabes de souche ont cette tendance à en faire un fanatisme plutôt qu’une identité heureuse ou un choix de racine capable de récoltes. Ceux qui vous parlent de constantes nationales, de nationalisme et de religion sont souvent agressifs, violents, haineux, ternes, infréquentables et myopes: ils ne voient le monde que comme attaques, complots, manipulations et ruses de l’Occident. »
Rappelons que ces chroniques n’ont pas été écrite assis en terrasse de « La closerie des lilas » ou dans un pub de St Germain des près mais à Oran…
Je cite Hacen Ouali** « Sans chercher à plaire ou à déplaire, l’auteur pousse l’irrévérence à l’extrême. Comment ne pas l’être, alors que le pays, qui regorge d’atouts considérables et de potentialités inépuisables, a réussi superbement son échec. »
Mais Kamel Daoud est plus qu’un chroniqueur s’exprimant sur l’Algérie : il atteint par son acuité de vue le don de s’adresser au plus profond des interrogations actuelles. Sa chronique du Dimanche 23 septembre 2012, intitulée « Trois fois rien » atteint la portée de la fable. Elle commence ainsi : « Dans le désert. Dieu est un, mais eux, ils sont trois. »
Indispensable à tout esprit curieux, qu’indiffère les sentiers battus. Et je ne parle pas de la qualité de la langue. Ces chroniques, écrites en français, font honneur à la culture, qui vaut quand même mieux que l’intolérance.
Jacques Barbarin
Kamel Daoud Mes Indépendances – Editions Actes Sud
*si vous ne l’avez pas encore lu – à quoi sert que Barbarin il se décarcasse à écrire des articles- ce livre est sorti dans la collection de poche d’Actes Sud, les éditions Babel.
**Journaliste à EL Watan, quotidien algérien.