Jacques Prévert s’est éteint à 77 ans le 11 avril 1977 à Omonville-la-Petite, à la pointe de La Hague dans le Cotentin, où il s’était retiré en 1971.
Prévert… Je me souviens de quelques comptines enfantines de la maternelle et du primaire. Pourtant, comme l’écrivain Claude Gutman s’en est offusqué : « Non, Prévert ce n’est pas l’Ecole, surtout pas l’Ecole. (…) Je ne veux pas admettre que l’institution scolaire, et donc politique, a confisqué l’œuvre de celui qui dit non, et l’a encagé. » Jacques Prévert n’était pas « un poète bien sage » auquel on a rogné les ailes, mais un immense Artiste, témoin et acteur du XXe siècle, libre, frondeur, irrévérencieux, subversif (un « anartiste » ? Selon l’expression d’un autre écrivain, Dan Franck). Un touche-à-tout dont les domaines sont, non seulement la poésie, mais aussi le théâtre, la chanson, les collages et… le 7e Art.
Je me souviens que Jacques Prévert a découvert le cinéma très tôt : « Enfant, j’aimais déjà et beaucoup le cinéma. J’y allais souvent, très souvent. Cela ne coûtait pas cher et le jeudi, je trouvais parfois le moyen de passer inaperçu et de m’asseoir face à l’écran, en qualité de spectateur clandestin… »
Je me souviens que Jacques Prévert était un spectateur assidu du Panthéon à Paris, une salle de cinéma ouverte par Omnia Pathé, en février 1907
Je me souviens qu’il a vu, entre autres, Fantômas et les 10 épisodes des Vampires de Louis Feuillade, Nosferatu de Murnau, le western (préhistorique) The Testing Block ainsi que deux films de Tod Browning : La Fleur sans Tache (1919) et The White Tiger (1923) et les slapsticks de Mack Sennett, Charlie Chaplin et Buster Keaton.
Je me souviens que pour lui : « Le cinéma n’a jamais été muet, il avait tant de choses à dire ».
Je me souviens qu’il aurait pu devenir acteur : « Mon père, qui aurait bien voulu que je devienne acteur, parce que c’était pour lui un rêve qu’il avait longtemps caressé, m’emmenait souvent dans les coulisses pour me montrer ce qu’on appelle l’envers du décor ». « Enfance », « Choses et autres » (1972). Il a d’ailleurs fait de la figuration dans Les grands d’Henri Fescourt (1924) et L’Age d’or de Luis Buñuel (1930).
Je me souviens qu’il a fréquenté les Surréalistes au milieu des années 1920 avant de quitter le mouvement en 1930. Il a rejoint en 1932 (et jusqu’en 1936) la troupe d’agit-prop « Groupe Octobre » affiliée à la Fédération du Théâtre ouvrier de France (P.C.F.).
Je me souviens qu’en 1928 Jacques Prévert écrit plusieurs scénarios pour un projet d’agence de scénarios. Cette même année il signe avec Pierre Prévert, son frère cadet, et le photographe Man Ray un documentaire poétique, Souvenirs de Paris ou Paris express.
Je me souviens qu’en 1932, Pierre Prévert tourne L’affaire est dans le sac, un film burlesque, et Claude Autant-Lara Ciboulette, d’après l’opérette. Jacques Prévert a signé le scénario du premier et l’adaptation et les dialogues du second.
Je me souviens que sur le tournage de Ciboulette, Jacques Prévert fait la connaissance d’Alexandre Trauner, responsable des décors. Le début d’une longue amitié.
Je me souviens qu’en 1935 Jean Renoir réalise Le crime de M. Lange d’après un scénario et des dialogues de Jacques Prévert. On y entend « A la belle étoile » une chanson composée par Joseph Kosma sur des paroles de Jacques Prévert.
Je me souviens que c’est après avoir vu Le crime de M. Lange, que Marcel Carné est convaincu qu’il doit travailler avec Jacques Prévert. En 1936 sort sur les écrans Jenny, le premier « Prévert et Carné » et une musique de Joseph Kosma. Jenny marque le début du réalisme poétique français et le début d’une longue collaboration entre les deux hommes.
Je me souviens qu’après Jenny (1936), Prévert va retrouver Carné sur six autres films : Drôle de drame (1937), Quai des brumes (1938), Le jour se lève (1939), Les visiteurs du soir (1941), Les enfants du paradis (1944), Les Portes de la nuit (1946).
Je me souviens que dans Les Portes de la nuit, le couple vedette devait être interprété par Jean Gabin et Marlène Dietrich. Suite à leur désistement, Marcel Carné fit appel à Nathalie Nattier et à un jeune chanteur du nom d’Yves Montand. Le comédien chante « Les Feuilles mortes », une chanson du duo Prévert et Kosma.
Je me souviens qu’ils ont travaillé ensemble en 1947 sur La Fleur de l’âge, mais le film qui reprend le scénario de L’île des enfants perdus, un projet datant de 1937, est resté inachevé.
Je me souviens qu’entre 1934 et 1938 Jacques Prévert a travaillé sur des projets importants mais non aboutis, comme le scénario d’Une partie de campagne (1936) que Jean Renoir ne retient pas, ou des adaptations et dialogues d’intérêt secondaire, comme Si j’étais patron (1934) ou Un oiseau rare (1935). En 1965, Jacques Prévert commentera cette période : « J’étais rebouteux, rempailleur de films, il fallait refaire le scénario parce qu’on tournait dans quinze jours. »
Je me souviens qu’il a collaboré avec Jean Grémillon à deux reprises, sur Remorques (1939) puis Lumières d’Eté (1942), plusieurs fois avec Christian Jaque (Les Disparus de Saint-Agil, Sortilèges, Souvenirs perdus), mais aussi avec André Cayatte sur Les amants de Vérone (1948) et Jean Delannoy, sur Notre-Dame de Paris (1956)
Je me souviens qu’il s’est peu à peu retiré du cinéma « commercial » dans les années 1950 pour travailler à la télévision avec son frère. Il s’est également consacré à ses collages, à des dessins animés avec Paul Grimault et à des films pour enfants et a collaboré à plusieurs ouvrages avec ses amis peintres et photographes.
Je me souviens que, sur les conseils d’Alexandre Trauner qui y possédait une maison, il s’est installé en 1971 à Omonville-la-Petite, à La Hague (Manche) avec son épouse Janine.
Je me souviens qu’après avoir désavoué avec son vieil ami Paul Grimault, le réalisateur, la version de 1953 de La bergère et le ramoneur, Jacques Prévert a retravaillé sur le film de 1967 jusqu’à ses derniers jours en 1977. Il n’aura pas vu la version définitive du Roi et l’oiseau sortie sur les écrans en 1980.
Je me souviens que Jacques Prévert n’aimait pas trop le terme « dialoguiste » : « Le mot dialoguiste isolé du mot scénariste, c’est comme si, en peinture, on distinguait le type qui peint la campagne et celui qui peint les arbres, l’arbriste… »
Je me souviens de ses répliques :
« On ne fait jamais d’erreur sans se tromper » (L’affaire est dans le sac)
Irwin Molyneux (Michel Simon) : « Une femme impossible, mon cher… aucune tendresse… Elle ne pensait qu’à l’argent… Tout ce qu’elle aimait, c’était dépenser, recevoir, paraître… Alors je l’ai fait disparaître... » (Drôle de drame)
Irwin Molyneux (Michel Simon) : « Moi, je n’appelle pas ça vivre. Une double vie, ce n’est pas une vie ! » (Drôle de drame)
Archibald Soper (Louis Jouvet) : « Moi j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre… » (Drôle de drame)
Le peintre Michel Krauss (Robert Le Vigan) : « Qu’est-ce qu’il y a de plus simple qu’un arbre ? Pourtant, quand je peins un arbre, je mets tout le monde mal à l’aise. C’est parce qu’il y a quelque chose, quelqu’un de caché derrière cet arbre ! Je peins malgré moi les choses derrière les choses.. Un nageur, pour moi, c’est déjà un noyé. » (Quai des brumes)
Nelly (Michèle Morgan) : « Chaque fois que le jour se lève, on croit qu’il va se passer quelque chose de nouveau… quelque chose de frais… Et puis le soleil se couche… et on fait comme lui. C’est triste » (Quai des brumes)
Clara (Arletty): « Ah, les femmes sont bien folles et moi je suis la reine… Vous avouerez qu’il faut avoir de l’eau dans le gaz et des papillons dans le compteur être resté trois ans avec un type pareil ! » (Le Jour se lève)
François (Jean Gabin) : « Tu as peut-être les idées larges mais t’as la tête trop petite… Alors, les idées, ça se débine de tous les côtés… » (Le Jour se lève)
Valentin (Jules Berry) : « Ce n’est pas très grand, un monde. On part chacun de son côté, mais la terre tourne… et on se retrouve. » (Le Jour se lève)
Clara (Arletty) : « Moi, si je pouvais t’oublier, je t’oublierais tout de suite, je te le garantis. « Un bon souvenir… », des souvenirs… Est-ce que j’ai une gueule a faire l’amour avec des souvenirs ? » (Le Jour se lève).
Garance (Arletty) : « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour » (Les Enfants du Paradis).
Garance encore : « Non seulement vous êtes riche, mais encore vous voulez qu’on vous aime « comme si vous étiez pauvre » ! Et les pauvres, alors ! Soyez un peu raisonnable, mon ami, on ne tout de même pas tout leur prendre, aux pauvres ! » (Les Enfants du Paradis)
Anselme Debureau : « Du nouveau… de la nouveauté… A quoi ça ressemble ? C’est vieux comme le monde, la nouveauté ! » (Les Enfants du Paradis)
Jean (Yves Montand) : « En général, les gens riches ne sont pas marrants pour un sou… » (Les Portes de la nuit).
Je me souviens que Michel Houellebecq (écrivain dépressif, « réalisateur » et « acteur ») a écrit en 1992 dans Les Lettres françaises un texte (bien pauvre),« Prévert est un con », dans lequel il s’en prend au poète mais aussi au réalisme social… C’ui qui dit c’est c’ui qui y’est !
Je me souviens de ce qu’ils ont dit ou écrit de Jacques Prévert :
Arletty » Les seuls enfants que j’ai sont de lui. Ce sont Les enfants du paradis. »
Jean Aurenche (Scénariste et dialoguiste) : « Prévert, dès qu’il apparaissait quelque part, tout changeait, rien n’était plus comme avant. Des gens modestes tout à coup devenaient très importants et des gens importants devenaient des imbéciles. Je ne range pas Prévert (d’abord, on ne range pas Prévert) parmi les autres scénaristes, même les plus doués. C’est un grand poète qui a fait entrer son monde à lui, ses personnages, ses amours, ses haines aussi dans l’industrie cinématographique » (extrait d’un entretien – Préambule du livre de Bernard Chardère Le Cinéma de Jacques Prévert)
Alexandre Astruc (essayiste et réalisateur qui inventa l’idée de « caméra-stylo ») : « Jacques c’est la violence et l’enthousiasme du Crime de M. Lange tourné par Renoir, l’ironie grinçante et absurde de Drôle de drame, la fatalité sournoise et poissante comme du sang de Quai des brumes, l’agressivité et le souffle du Jour se lève de Carné. Pierre et Jacques, c’est le ballet mécanique de L’affaire est dans le sac, qui est comme la clé de l’univers particulier auquel ils président, la fantaisie tendre d’Adieu léonard. » Combat -5 août 1945
Gérard Guillot (poète, animateur culturel journaliste) : « Jacques Prévert : un Buster Keaton qui aurait lu Karl Marx » Les Prévert – Cinéma d’aujourd’hui n° 47 Seghers 1966
Jean-Pierre Jeancolas (historien et critique de cinéma, auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma français) : « Jacques Prévert représente ce cas très rare : un homme qui, sans jamais avoir touché une caméra, a créé une ouvre cinématographique d’une incontestable unité. D’Autant-Lara (Ciboulette) à Cayatte (Les amants de Vérone), en passant par Carné, Renoir et Grémillon, « mon frère le poète », comme dit Pierre Prévert, a imposé à ses metteurs en scène un certain type d’histoires, avec des personnages, des moments, une attitude face au monde : l’univers de Prévert. » Jeune Cinéma n° 29, mars 1968
Jean-Charles Tacchella (journaliste de cinéma, scénariste et réalisateur) : « Créer, pour Prévert, c’était cela, jouer avec les faits divers, leurs acteurs, et garder dans ses textes la force explosives du surréalisme. » Les années éblouissantes (1945 – 1952) – Filippachi 1988
Gérard Mordillat (Réalisateur et écrivain) : « Même s’il n’a jamais signé la mise en scène d’un film, il y a un cinéma Prévert. Sans être cruel : que resterait-il de bien des films qu’il a écrits si l’on était soudain ce qui vient de lui ? Rien ? Pas grand chose ? Du cinéma vide, des ombres plates, du pipi de scène… Le talent des cinéastes n’est pas en cause, mais Prévert les a mangés. Prévert, c’était un ogre dévoreur de pellicule. Il la mordait, il la mâchait, il l’avalait, mine de rien, laissant à celui qui tournait l’illusion de n’en faire qu’à sa tête. Grossière erreur. Les films où Prévert a fourré son nez, où il a mis la main à la plume, sont devenus ses films sous le nom de Renoir, de Carné, de Grémillon et de tant d’autres. Même son frère Pierre n’y a pas résisté...» (« L’ogre du septième art » – Télérama HS « Jacques Prévert » 1997)
Gérard Mordillat : « Prévert ne faisait pas du cinéma. Il écrivait des poèmes et des films. Les uns et les autres « s’allumaient de feux réciproques » ; sans chichi, sans chiqué. Les mots qui se plaisaient sur un cahier d’écolier se plaisaient tout autant sur l’écran, qui pourtant – comme les escargots qui vont à un enterrement – avaient du crêpe autour du blanc… Ils vivaient leur vie de bouche en bouche, de plongée en contre-plongée, de travellings en panoramiques. » (« L’ogre du septième art » – Télérama HS « Jacques Prévert » 1997)
Enfin, je me souviens que Jacques Prévert disait : « Quand je ne serai plus, ils n’ont pas fini de déconner. Ils me connaîtront mieux que moi-même« …
Pour en savoir plus :
La filmographie de Jacques Prévert
« Le Cinéma de Jacques Prévert » de Bernard Chardère – Le Castor Astral – 2001
A voir :
Entretien avec Jacques Prévert (1961 – 13 mn – RTS)
Entretien avec Jacques Prévert (1970 – 10 mn – ORTF/INA)
Exposition : Jacques Prévert | Collages – Fondation Jan Michalski
Jacques Prévert en quelques films (video)
Du côté d’Omonville-la-Petite (video)
Fatras le site officiel de la succession Jacques Prévert
Un site sur Jacques Prévert
Le site hommage sur Marcel Carné
Carole Aurouet, Jacques Prévert et les images fixes, Textimage,
Le Blog de Philippe Morisson et Carole Aurouet
Philippe Descottes
[…] Le film à peine bouclé, il se lance dans un autre projet à la suite d’une rencontre avec Jacques Prévert (déjà scénariste sur Les Visiteurs) et le comédien Jean-Louis Barrault : Les Enfants du […]
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