J’écrivais en novembre un compte rendu d’un spectacle, ou plutôt d’un travail théâtral autour du texte d’un auteur iranien, Nassim Soleimanpour. Celui-ci ne pouvait quitter son pays natal car ayant refusé d’effectuer son service militaire, son passeport ne lui a pas été accordé : il a écrit une pièce sur l’expérience de la privation de voyager, une pièce qui voyage sans lui, destinée à des spectateurs qui ont envie de découvrir et d’échanger : Lapin blanc lapin rouge.
Écrite en anglais en Iran, la pièce a été traduite en français par le Québécois Paul Lefèvre pour coller au mieux au jeu de scène. Une enveloppe différente chaque soir : les artistes qui montent sur scène interprètent à leur guise le texte soumis par Nassim Soleimanpour…. Un acteur s’avance sur scène, à chaque fois différent. Il tire un texte d’une enveloppe scellée et découvre la pièce drôle de l’auteur en même temps que le public.
J’écrivais : L’auteur voyage entre plusieurs histoires, faisant à l’occasion des bonds par association d’idées. Il nous parle de verres d’eau qui contiennent parfois du poison, de lapins qui vont à l’occasion au cirque, des ours qui contrôlent les billets. Il nous raconte aussi les lapins affamés de son oncle, la position cruelle dans laquelle ils se trouvaient, comment ils en venaient à s’entre-attaquer pour une simple carotte.
Dans l’article, je faisais un comparatif entre la structure de ce texte, conçu comme l’écriture d’une oralité, avec celle de la commedia dell’arte : Je retrouve dans la verve, l’ironie, la bonne santé de ce Lapin blanc, lapin rouge la verve, l’ironie, la bonne santé de la commedia dell’arte. Pas la commedia « classique », « moderne », « revisitée », que sais-je, moi ? La commedia. Tout simplement. Celle qui fait parler l’art du comédien. Et il faut à chaque fois un « solide » comédien non seulement pour jouer – avec- un texte qu’il découvre, savoir improviser, inventer le monde de l’auteur, et se mettre en scène. Au fond, choses que savait faire un bon acteur de commedia dell’arte.
Ce spectacle était programmé 4 fois au cours de la saison, avec donc le même principe (l’acteur ne connaît pas le texte, il lui est remis dans une enveloppe scellée dés son entrée, la scène –la salle Pierre Brasseur- est nue, seul à cour* un guéridon porteur d’une bouteille d’eau, de 2 verres et d’une fiole de…)
La première fois je l’ai vu interprété par Charles Berling, dont j’étais assez satisfait. La deuxième, par un comédien ayant fait surtout du cinéma, et se trouvant pas très à son aise face à un spectacle où tout doit s’inventer au fur et à mesure. La troisième, par un comédien dont le travail m’a fait penser à l’un des personnages de la chanson de Jacques Brel, « Les bourgeois » (Et moi, moi qui étais le plus fier…). Le quatrième, vu le 14 mars, était le nec le plus ultra : Lambert Wilson.
Si j’osais une métaphore –et je vais me gêner, tiens – je dirais que Lambert Wilson sur scène est un véritable couteau suisse. Si j’osais un détournement de slogan –et je vais me gêner bis- j’affirmerais qu’à tout instant il se passe quelque chose lorsqu’il est sur le plateau. D’un espace vide il crée une mise en scène.
Il a un sens inné de l’occupation de l’espace. Il faut savoir que L’occupation de l’espace est dans un premier temps, le fait du comédien. Par la suite, il est celui du metteur en scène. Les placements et déplacements sur, ou entre les répliques ne sont pas anodins et participent activement à la qualité d’un spectacle. Ils doivent être pensés par rapport à la psychologie des personnages, à l’idée directrice du spectacle et par rapport évidemment à l’ouverture générale. Chacun de ses gestes, le moindre des déplacements le Lambert Wilson est l’œuvre et du comédien et du metteur en scène : ils sont pensés en même temps qu’ils sont actés.
J’écrivais un peu plus haut que ce texte est conçu comme l’écriture d’une oralité. C’est-à-dire qu’il renouvelle totalement cette expression qui est à la limite de l’oxymore, « écrire pour le théâtre ». Ce ne sont pas des mots tracés par la main, mais des sons. « Celui qui écrit ne crie pas » me disait le regretté André Riquier.
Ah ! bien sûr, on peut assister à une représentation du Misanthrope (ou quoique ce soit) et se régaler à la lecture de son écriture, de son style, et de tout ce que vous voulez. Mais Lapin blanc lapin rouge est comme une partition de musique, elle n’existe que lorsqu’elle s’entend. L’existence du gâteau se prouve en le mangeant.
Lambert Wilson a agit là comme l’interprète –au sens musical du terme – de la partition de Nassim Soleimanpour, nous offrant sa voix et ses différentes couleurs (c’est un baryton léger, comme l’était Yves Montand), usant de toutes les tailles de son corps, travaillant avec finesse les changements d’attitudes. Et, je me répète il est à tout moment interprète et metteur en scène. Au fond, c’est ce, je suppose, ce que voulait l’auteur.
Lapin blanc lapin rouge nous délivre la preuve ontologique de l’éphèmeritude (allez ! je n’en suis pas à un barbarisme près !) du théâtre, chose immanente, immédiate, qui ne pourra jamais se reproduire, qui ne peut exister que lorsqu’il vit. Au fond, le théâtre c’est la vie. Et rien d’autre.
Jacques Barbarin
*Dans le vocabulaire théâtral, le côté cour désigne le côté droit de la scène, vu de la salle, par opposition au côté jardin, qui, lui, désigne le côté gauche