Le troisième long métrage derrière la caméra de la comédienne, confronte dans une demeure au milieu de la forêt un Staline vieillissant, à la fois à ses propres fantômes et a deux figures qui lui sont soumises: sa maîtresse et un peintre devant ériger un monument à sa gloire . La comédienne -cinéaste construit autour de ce « trio » un passionnant jeu de rôles empreint de perversité . Atmosphère troublante et étonnante …

Dés la première séquence dans cette demeure ( le château de Buçaco ) en pleine forêt et gardé par un servie d’ordre omniprésent , il se présente à ses subordonnés et serviteurs, qu’il toise de sa stature physique incarnée par un Gérard Depardieu impressionnant dont l’apparent calme imposant laisse sourdre à la moindre contrariété ses colères . Avec lui sa maîtresse Lidia ( Emmanuelle Seigner , superbe de retenue soumise ) et ce jeune peintre Danilov ( Paul Hamy , fragile , tourmenté et inquiet ) qui attend d’être reçu par le « père du peuple » à qui il doit présenter le « monument d’éternité conçu à sa gloire » . Adapté du roman Le Divan de Staline ( cliquer ici pour voir la bande-annonce ) de Jean-Daniel Baltassat ( publié aux éditions du seuil / 2013) , le récit situé volontairement dans un lieu indéterminé symbolisé par cette demeure au cœur d’une forêt où l’omniprésence des patrouilles des soldats avec leurs chiens distille une présence inquiétante , oppressante . D’autant que certains cris brisent parfois le silence et semblent se fondre dans le néant de la forêt avec ses couleurs éclatantes du jour, que le brouillard et la nuit qui s’installent , inscrivent dans une sorte d’atmosphère angoissante tentée de fantastique . Un beau travail d’atmosphère qui apporte à la dimension de la fable ( ou du conte ) voulue par la cinéaste inscrivant son récit dans la théâtralité de l’unité de lieu et de l’action , et cette dernière évoque d’ailleurs la référence au « château de Barbe bleue » dont se fait écho le personnage et la demeure dans laquelle l’action se déroule …

Staline donc, ce Barbe -Bleue vieillissant ,qui , en la circonstance souhaitant faire une sorte de retour sur soi en forme de bilan , a fait venir dans sa demeure le véritable divan dans lequel « ce charlatan de Freud » installait ses patients …et demande à Lidia de tenir le rôle de la psy !. Mise en place emblématique d’un jeu de rôle évoqué et qui va prendre dès lors toute sa dimension au cœur de la mise en scène qui va dérouler les séquences révélatrices de l’empreinte du pouvoir et de la brutalité avec laquelle le « père des peuples » gouverne et soumet les individus . Et comment face à celui-ci et à sa brutalité qui condamne et tue froidement , certains cherchent à résister et à préserver leurs vies et leurs âmes . Aux scènes et personnages évoquant la sanglante répression ( police politique , terreur ,manipulation , soumission , exécutions sommaires ou internements au goulag …) , répondent celles faisant écho à la résistance que vont symboliser au cœur de ce huis- clos , Lidia et le jeune peintre. Ce dernier dont l’avenir est entre les mains de celui qu’il doit satisfaire et qui va user de tous les stratagèmes pour l’humilier et tester sa résistance. Et Lidia qui a déjà avalé tellement de couleuvres et sait quelques secrets qui la protègent ( « cette femme assez libre pour mourir quand elle veut » , qui hante le souvenir de Staline) , mais qui va devoir aujourd’hui affronter la colère et la suspicion du maître . Devant ce tout- puissant monstre à la voix douce , aux gestes qui condamnent et au regard aussi perçant qu’inquiétant , il n’y a pas d’autre issue que de se soumettre… ou se perdre . La perversité de ce dernier n’a pas de limites lorsqu’il s’agit de vous pousser à bout …

Au cœur du «trio » emblématique les rapports de force font rage et c’est cette capacité de résistance que la comédienne-cinéaste a cherché à sonder « depuis l’âge de quinze ans je me suis passionnée pour la Russie , son histoire , sa musique , sa littérature, sa poésie . J’ai commencé par lire les grands classiques, puis les dissidents , les poètes ( …) leur esprit de résistance m’a passionnée (..) à travers eux j’apprenais que le monde intérieur est plus important que le monde extérieur . Comment résister quand on vous a tout enlevé sauf vôtre âme ? ( …) beaucoup de dissidents pendant les années tragiques de la dictature se sont sauvés malgré les enfermements ou les persécutions en se récitant des poèmes qu’ils savaient par cœur. Ils résistaient dans le noir à leur manière » , explique-t-elle. C’est l’autre belle idée du film que de faire référence à ce rapport entre pouvoir et culture , évoqué par les belles séquences faisant référence au cinéma . Comme celle de la projection de l’Ange Bleu de Jospeh Von Sternberg, et les réflexions qui fusent au cœur de la salle de projection des films soumis à l’approbation de Staline . De la même manière que pouvaient être décortiqués , comme évoqué ci-dessus , les textes littéraires ou poétiques et théâtraux estimés n’étant pas « dans le ligne », défiant le pouvoir et faisant preuve de résistance et (ou) de rébellion . Impossible d’ échapper à l’implacable surveillance et à la sanction il faut se soumettre … ou se perdre. A cet égard le beau personnage du peintre propulsé dans une monde dont il ne connaît pas les codes , devient emblématique face à un Staline cynique à souhait se délectant de précipiter sa déchéance en usant tous les stratagèmes de déstabilisation et d’humiliation . De la même manière que lui fait écho le non moins beau portrait de Lidia devenue femme soumise « corps et âme » et acculée elle aussi et finissant par perdre et ses dernières illusions , face à l’oeuvre du bourreau …

Dés lors , le sacrifice des « pions » de l’échiquier qui s’organise en un rituel mortifère acquiert une dimension sacrificielle , celle de la liberté de l’individu confronté à ce pouvoir dont l’identité lui est niée par le chef suprême symbolisant le pouvoir collectif « la liberté face à l’embrigadement , l’identité face au groupe ». Et cette tragédie du sacrifice de la liberté individuelle , la mise en scène l’enveloppe à l’image de la tragédie Grecque accompagnée par » le choeur » des fidèles ( policiers, soldats , proches du pouvoir et domestiques ) qui suivent comme leur ombre , le maître dans l’accomplissement de son œuvre. Le jeune chien blanc poursuivi par les impressionnants chiens voraces arrivera t-il à franchir à temps la grille qui pourrait le protéger ? . Superbe image finale , laissant le brouillard et la nuit envahir l’écran et les vers du poète et essayiste Russe Ossip Mandelstam ( 1891- 1938 ) , qui s’inscrivent au bas de l’écran « …devant moi les volutes d’un brouillard épais et derrière moi une cage vide ». Une citation à laquelle on pourrait ajouter cette autre du poète qui a passé ses dernières années dans le goulag en Sibérie « en me persécutant , monde que retires-tu ?. Où est l’offense puisque j’essaie de mettre des beautés dans mon intelligence , plutôt que mon intelligence dans les beautés ». La poésie , comme ultime refuge pour vaincre le silence et le néant …
(Etienne Ballérini ) .
LE DIVAN DE STALINE de Fanny Ardant -2016- Durée : 1h 32
Avec : Gérard Depardieu , Emmanuelle Seigner , Paul Hamy , François Chattot , Luna Piccoli-Truffaut, Tudor Istodor ,Alexis Manenti …