Présenté en Mai dernier au Festival de Cannes , le premier long métrage du jeune cinéaste Hongrois y a obtenu le prix du Jury. Sa plongée au cœur du Camp d’Auschwitz-Birkenau dans le sillage de son personnage de prisonnier chargé d’accompagner les Nazis dans leur œuvre , est bouleversant . Par son choix de mise en scène de garder hors-champ cet innommable de l’extermination dans ce silence de l’oubli , voulu par les bourreaux . Il offre au film sa vraie force dramatique que lui confère le point de vue d’une mise en scène qui refuse de manipuler le spectateur …et cherchee à montrer, ce qui a justement été planifié pour ne pas l’être.

C’est donc au cœur de la Shoah à Auschwitz -Birkenau en Octobre 1944 que se situe l’action du film adapté des récits et témoignages de membres des Sonderkommando du camp chargés des tâches quotidiennes auxquelles étaient destinés des prisonniers Juifs Hongrois , isolés du reste du camp et forcés d’assister les Nazis dans leurs œuvres d’extermination. Le héros du film Saul ( Géza Röhrig, exceptionnel ) est un de ceux- là , dévolu à ces tâches sordides consistant à accompagner les déportés des convois jusqu’aux chambres à gaz , puis extraire les cadavres et les brûler tout en nettoyant les lieux . Les membres de ces commandos bénéficiant d’un certain traitement de faveur et d’une liberté en forme de rémission avant d’être …éliminés régulièrement par les SS et remplacés par d’autres destinés au même sort. Car il s’agissait de ne pas laisser de traces, ni de possibilités de témoignages de ce qu’ils avaient vu. C’est le point essentiel d’une « planification » d’extermination de masse destinée à rester secrète . Pourtant il y eut, au sein de ces commandos des formes de résistance et rébellion dont une qui eut lieu en Octobre 1944 . Le film évoque dans une séquence d ‘une force inouïe , également l’épisode des témoignages visuels que certains des résistants d’un groupe ont réussi à enregistrer à l’aide d’un appareil photo entré clandestinement dans le camp qui a permis de photographier « le processus d’extermination avant la fermeture des portes et les femmes qui s’approchent nues , et juste après l’ouverture , leurs cadavres entassés sortis dehors qu’on brûle à même le sol » explique le cinéaste . Ces images rares , les seules à témoigner de cet « avant et après » , ont été d’ailleurs montrées lors de l’exposition de 2001 « Mémoires des camps » .

Par le bais de son héros Saul , qui y travaille et qui va découvrir le cadavre d’un garçon miraculeusement rescapé dont il pense qu’il est son fils et dont il tente de faire conserver le corps par le médecin Hongrois qui travaille dans la salle d’autopsie, afin de lui offrir une « sépulture digne » , et lui éviter celle des flammes. Le cinéaste a choisi le parti-pris d’une mise en scène qui privilégie le regard de Saul et s’en tient à son point de vue et nous fait dans son sillage les spectateurs complices de ce qu’il vit et voit , en même temps que le but personnel qu’il s’est fixé vis à vis de celui qu’il pense être son fils . A cet égard , la scène d’ouverture du film est significative où le visage de Saul surgit du « flou » de l’image entouré des bruits de toutes sortes , pour prendre possession du cadre afin de laisser hors de celui-ci , » l’inmontrable ». Refusant tout parti-pris d’effets et d’esthétisme le film au travers du regard de Saul nous fait assister à tout ce qu’il vit au quotidien , croisant d’autres regards , d’autres actions et assistant à tous les rituels de mort , dans cet enfer . Le travail est à tous points de vue remarquable tant sur l’arrière-plan qui permet de distancier ( le flou ) les horreurs qui entourent Saul, dont la bande-son amplifie la force évocatrice . A l’image de la séquence insoutenable des déportés que l’on fait renter dans la chambre à gaz et dont les cris de douleur et les coups frappés sur la porte qui font frémir les hommes du Sonderkommando qui se tiennent debout contre elle pour qu’elle reste bien fermée et ne cède pas à la force des poings qui tentent de l’ouvrir pour échapper à la mort . Glaçant …

Laissant volontairement l’horreur hors-champ , le cinéaste a voulu aussi par son parti-pris , dire qu’il est moralement impossible de scénariser et montrer « ces images manquantes, qui sont des images de mort , on ne peut pas toucher à celà , le restituer, le manipuler« , dit-il . Il signe ainsi un grand film intègre et bouleversant… qui longtemps nous poursuivra après la projection . Par ses choix stylistiques ( la force de la bande-son off, le choix d’un récit sec et austère ) et le refus d’esthétiser l’horreur renforcé par ce choix -tenu jusqu’au final- de garder le spectateur dans le sillage de Saul, en faisant son double qui prolongerait son regard , pour l ‘investir de la dimension de la perpétuation de la mémoire . Celle- là même qu’ont voulu perpétuer les résistants en enregistrant clandestinement au péril de leur vies à l’intérieur du camp , les seules images ( quatre photographies ) qui témoignent de cette horreur dont ils ne voulaient pas qu’elle puisse être niée . La force du film pour lequel le cinéaste s’est inspiré de témoignages des Sonderkommandos « des voix sous la cendre » , est de tenir ses parti- pris , avec une exigence morale de crédibilité refusant toute tentation de manipulation qui puisse risquer de dévier le spectateur de la réalité. Dès lors , la préparation de la Rébellion du Sonderkommando est donnée en miroir de l’obsession de Saul au cœur du camp de la mort , comme une possible stratégie de survie …au milieu du chaos , un autre espace qui pourrait s ‘ouvrir , à l’espoir.

Le fils de Saul , au delà de l’impact ressenti à sa vision , nous ramène à cette interrogation sur le cinéma « qu’est-ce qu’une image ? … ou » un travelling c’est une question de morale » dont Jean- Luc Godard avait fait ses dogmes . Par son choix de récit et de mise en scène, et, par son exigence morale Lazlo Nemes pose la question du regard et de l’utilisation possible de celui- ci qui pourrait en pervertir sa représentation. Par son approche de l’intérieur d’un camp via son héros , et des secrets de cette « image manquante » , celle dont Alain Resnais dans Nuit et Brouillard traquait dans les questionnements du commentaire qui accompagnait les images du camp et les restes des fours crématoires, Laszlo Nemes nous offre sa magnifique réponse sur comment faire une « une image juste » . Celle de la déshumanisation en marche. En ce sens son film est doublement, bouleversant et nécessaire … ne le manquez surtout pas.
(Etienne Ballérini)
LE FILS DE SAUL de Laszlo Nemes-2015-
Avec : Géza Rörhig , Levente Molnàr, Urs Reichn , Todd Charmont , Sàndor Zàtér…..
[…] et Ana Girardot (2019). Canal + à 21h05 Mercredi 3 Sunset de Laszlo Nemes. Par le réalisateur du Fils de Saul. OCS City à 18h 20. Les Veuves de Steve McQueen. Un braquage au féminin. Ciné+ Premier à 20h50. […]