Présenté hors-compétition au festival de Cannes 2015, le « dernier » film du cinéaste y avait été très bien reçu . On y retrouve les questionnements philosophiques sur le bien et le mal, sur la morale et sur la justice , sur la liberté de choix, sur la parole et l’action …au coeur d’une intrigue dont les rebondissements s’inscrivent autour d’un suspense en forme de variation existentialiste sur le basculement du héros dans le crime parfait.

C’est le film Crimes et délits qui introduisait au premier plan pour la première fois dans l’oeuvre du cinéaste un meurtre, même si le crime et la mort y étaient déjà présents en filigrane, avec notamment cette obsession récurrente sur le crime ultime ( la shoah ) sous la forme de l’humour incisif des répliques fustigeant le Nazisme, qui parsèment ses films . Et dès lors, le thème viendra s’installer régulièrement dans son œuvre avec ses films aux tonalités plus sombres, faisant écho à ceux empruntant les variations de la comédie ou encore , ceux, plus « égocentrés » autour de le forme psychanalytique. On retrouve donc, ici , comme dans Match Point (2005 ) ou Watever Works ( 2009 ) le thème du crime parfait qui investit le questionnement sur le rapport à la philosophie ( Kant , Kierkegard , ou encore Sarte « l’enfer c’est les autres « , y sont convoqués ainsi que la littérature ( Dostoïevski … « qui a tout compris » dira Abe, le prof de Philosophie ), la morale , la raison et à l’action qui vient les contredire par son irrationalité dont le héros , Abe ( Joaquin Phoénix , encore parfait ; et première apparition dans l’ouvre du cinéaste ) professeur de Philosophie tourmenté et mal dans sa peau ( bipolaire ) , va s’investir en « justicier » dont la raison va basculer dans la déraison (?) à laquelle en lecteur de Crime et Châtiment il s’identifie, en réalisant que son génie torturé ne pouvait s’accomplir que dans le passage à l’acte dont il s’investit après avoir entendu par hasard dans un café, la conversation d’une femme qui voudrait bien voir ce jugecorrompu, défavorable à lui donner la garde de ses enfants « mourir d’un cancer ». Une réaction sur l’injustice qui ravive en Abe , son désir «faire justice » par procuration, tout en restant dans l’ombre de l’anonymat n’ayant aucun lien avec cette dame qui puisse le rendre soupçonnable …en même temps que de s’offrir l’opportunité de donner un but , à son existence.

Nous voilà transportés dans par Woody Allen dans cette Université de Rhode Island où notre Professeur de philosophie débarque précédé d’une réputation -dont il n’a cure de dissimuler , ni son addiction à l’alcool ni la réputation sur ses aventure féminines sulfureuses, dont il ne va pas se départir – réputation avec laquelle il n’aura pas de mal à « jouer » en sa faveur au niveau des conquêtes féminines dans son nouveau contexte . Il y a , Jill ( Emma Stone, déjà présnete dans Magic in the Moonlight / 2014 ) son étudiante préférée qui cèdera à son charme, délaissant un petit ami , Rob ( Jamie Blackley) quelque peu terne ; et puis , cette Rita ( Parker Posey ) enseignante mariée qui multiplie les aventures et qui s’attache à Abe, prête même , à « tout laisser tomber », pour le suivre. Mais Abe qui joue sur son mal-être qui en profite , tout en refusant de s’engager, leur opposant sa déchéance physique et dans l’alcool , se réfugiant même derrière une impuissance (?) momentanée qui en serait la conséquence et justifierait cette sorte d’état de « sombre déprime » qui l’anime et le pousse même à jouer avec sa vie ( la scène de la « roulette russe » à la soirée où il est invité ) …jusqu’à ce qu’advienne , cette fameuse conversation surprise dans un café qui va changer la donne, servant d’élément ( de récit ) déclencheur , en même temps que de révélateur de la « dualité » qui habite le personnage de Abe et dont la thématique se répercute sur les autres personnages , en même temps qu’elle investit le récit de l’intrigue criminelle dont les multiples développements trouvent leur écho dans le « jeu de dupes » qui s’y inscrit, et qui se prolonge dans les deux facettes déjà évoquées de la morale et de la subversion de cette dernière s’inscrivant au cœur d’une réflexion philosophique .

Au cœur de cette « dualité » , la mise en scène de Woody Allen s’invite à une sorte de ballet dont le plaisir du cinéma et du récit, est au centre . Multipliant les échos et les références ( littéraires , philosophique, cinématographiques … ) en même temps que les tonalités ( musicales , romantiques ) qui les accompagnent , inscrivent les nuances dont le personnages central ( mais pas que lui … ) de Abe est habité , passant de cette sombre dépression qui l’anime de se sentir impuissant , va se retrouver « boostée » en un réveil salutaire qui le ramène à la vie et à une raison d’être acteur de sa propre existence avec ce passage à l’acte . Le déterminisme qui l’habite désormais et qui lui permet de transgresser la morale et passer de la parole ( philosopphique à l’action ) , Woody Allen lui renvoie les échos de son récit et de sa mise en scène qui y inscrit sa propre démarche transgressive qu’il habille dans le cadre d’un cinémascope où dans la beauté des paysages ( les scène des vacances à la mer ou, celles du parc et du pique-nique … ) de la Nouvelle Angleterre, est magnifiée par la photographie de Darius Khondji, vient s’incruster la noirceur d’une intrigue nihiliste , d’une plongée de son héros dans le point de non-retour.

Alors on va vous laisser en « déguster » la complexité et les rebondissement et autres fausses- pistes qui s’y inscrivent, vont finir par dynamiter les relations etre Abe et son entourage , tandis que ce dernier dans la « disparition » minutieusement préparée de ce juge « indigne » trouve une sorte d’exutoire à cette impossibilité ( incompatibilité ) à vivre dans un monde où persiste les injustices insupportables , celles contre lesquelles s’élève Abe , qui renvoie aux raisons de la morale ( que lui oppose Jill) et de la philosophie , celles de sa révolte Dostoïevskienne animée par des Pulsions plus fortes que la raison . On peut , aussi, y voir en filigrane cette peur qui hante tous les films de Woody Allen dont le spectre symbolique de la mort présent dans la plupart de ses films ( Zélig , Ombres et Brouillard, Scoop , Meurtre mystérieux à Manhattan , Le rêve de Cassandre…) est celui d’un retour à la barbarie. Cet « enfer » insupportable que « les autres » les corrompus et leur pouvoir , peuvent encore faire vivre, à tout un chacun . Cette peur là, qui détermine son passage à l’acte…
On relèvera , pour le plaisir du cinéma au delà de celui de l’intrigue et du suspense , cette volonté toujours présente chez le cinéaste d’enrober son récit par les tonalités de sa mise en scène qui , dans ses habitudes narratives récurrentes, cherche souvent à introduire des éléments originaux , comme c’est la cas ici , de la double voix off ( celle de Abe et celle de Jill) qui toutes deux interviennent au long du récit et se font écho , offrant notamment à celle de Abe, une forme de légitimité à laquelle son personnage ( de meurtier meurtrier ) pas n’est pas généralement admis . Si on a souligné ci-dessus, l’utilisation du cinémascope pour la légèreté de ses amples mouvements qui fait écho à la noirceur du récit , il faut souligner également l’habile variante introduite dans l’utilisation de la musique jazz ( ici le Ramsay Lewis Trio ), habitelle B.O de ses films à laquelle il nous a désormais habitués , dont il fait ici , une utilisation tout aussi en contrepoint à la noirceur que celle de son utilisation de l’image. Une B.O dont la dimension enjouée et entraînante fait aussi, écho ( distance ) , renvoyant au spectateur la dimension morale et le cynisme qui s’y insinue provoqué par le hasard , à cette noirceur que le final tragique rend encore plus palpable …
(Etienne Ballérini)
L’HOMME IRRATIONNEL de Woody Allen -2015-
Avec : Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey, Jamie Blackley, Betsy Aidem, Ethan Philips…