Un plateau vide. Quasiment sur le front de scène, une simple chaise, une femme jeune, assise. L’apparente absence de scénographie n’est pas une scénographie vide. C’est une scénographie
de l’absence, pour un autre moment de ce « Printemps des Femmes »

Absence de quoi ? Absence de vie, absence d’une vie, absence de ce à quoi l’on peut se raccrocher ? Et où est le trop-plein, le contre point ? Rendez-vous Gare de l’Est, cette émouvante page, dresse le portrait d’une trentenaire maniaco-dépressive. Rien de pesant pourtant dans ce spectacle court et enlevé, où l’on suit les méandres de la santé mentale, ses affres et ses excès.
Sujet qui pourrait être, si vous me passez l’expression, « casse-gueule », voire traité de manière voyeuriste. J’ai parlé de portrait, en fait, il s’agit d’un état. Des lieux. Pas au sens clinique, plutôt du pointillisme. Cela ne sculpte pas mais peint. Sfumato*.
Réalité du vécu et fiction, cette pensée qui se déroule, cette parole est moins désordonnée qu’elle n’y semble au premier regard. Car nous paraissons être devant un sentiment d’incapacité, un non savoir de la volonté, une absence de goût de vivre. Bref, la mélancolie. C’est un’ rue barrée/C’est c’qu’on ne peut pas dire/C’est dix ans d’purée/Dans un souvenir (La mélancolie, Léo Ferré)

J’ai écrit qu’il s’agissait d’un « état ». C’est plus –ou c’est aussi- l’état de notre société que « Rendez-vous gare de l’Est » sensibilise plus que celui d’un individu. « Nous sommes à une époque qui se proclame euphorique mais qui est, en réalité, profondément mélancolique. Quand on lui met devant les yeux des preuves de sa mélancolie profonde, elle les reconnaît immédiatement et d’autant plus violemment qu’on lui refuse en temps normal de se considérer comme telle. » (Jean Clair, historien d’art).
Au fait, pourquoi « Gare de l’Est » ? Pendant 6 mois, le metteur en scène et auteur Guillaume Vincent a compilé des heures d’entretiens menés durant six mois dans un café de la Gare de l’Est, dont il a retranscrit méticuleusement chaque mot. A l’aide de la dramaturge Marion Soufflet, il a apuré ce qui pouvait être du domaine des références exclusives… pour parvenir à un monologue d’une heure d’un dépouillement absolu.

Quant à la qualité de l’interprétation d’Émilie Incerti Formentini, je reprendrai les termes d’un spectateur rapporté par Guillaume Vincent, ceux de « virtuosité discrète ». On sent qu’elle peut tout jouer, que s’il le fallait elle pourrait se répandre en larmes sur scène. Elle est assise à deux pas des spectateurs et toutes ses émotions passent par son visage et le jeu de ses mains. Le dépouillement de la mise en scène met en valeur cette actrice magnifique. Elle prend son appui, son envol, sur l’aspect documentariste du texte. Jamais elle n’a de pathos ni d’afféterie sentimentaliste. Un grand moment de grand théâtre.
Après Romane Bohringer et Sandrine Bonnaire, un grand moment de ce Printemps des Femmes au TNN.
Jacques Barbarin
*Le sfumato est une des techniques picturales produisant un effet vaporeux qui donne au sujet des contours imprécis, laissant une certaine incertitude sur la terminaison du contour et sur les détails des formes quand on regarde l’ouvrage de près, mais qui n’occasionne aucune indécision, quand on se place à une juste distance. Le sfumato, en italien comme la fumée, s’oppose à la vigueur et à l’accentuation du trait qu’on appelle, dans la peinture classique, sentiment.