L’Orchestre Régional Cannes Provence Alpes Côte d’Azur dirigé par Wolfgang Doerner et le vibraphoniste de jazz Franck Tortillier viennent de donner au Théâtre Croisette à Cannes un concert exceptionnel Feeling. Un voyage entre classique et jazz avec des œuvres de Georges Gershwin et des compositions de Franck Tortiller.
Wolfgang Werner, en plaçant sa première saison à Cannes sous le thème de la Passion, avait annoncé la couleur en proposant des œuvres de compositeurs, de musiciens, de chefs d’orchestre, tous animés par cette passion parfois insensée de s’exprimer par la musique. Toujours dans la passion, Doerner présentait pour cette saison un large échiquier de toutes ces formes musicales, de la symphonie à l’opérette, de l’opéra au baroque et pour ce dernier concert du classique et du jazz avec son orchestre symphonique et un trio de jazz.
Wolfgang Doerner – j’ai fait des études de musique classique et, à l’époque, nous n’avons pas travaillé le jazz chez nous, c’est clair, c’est beaucoup plus tard pendant ma carrière que j’ai rencontré des musiciens de jazz et que, comme çà, j’ai pu m’intéresser à ce répertoire.
JP L – Qu’est ce qu’apporte le jazz à une formation dite classique et l’inverse un orchestre symphonique qui joue avec des jazzmen ?
- W Doerner
Oui, pour la musique de jazz, c’est très variable, c’est Gershwin qui a écrit pour le piano, ce sont les arrangeurs qui, après adapte le morceau pour petite formation ou pour grande formation, moi, je crois que le son d’un orchestre symphonique apporte aussi quelque chose de spécial dans la musique de jazz.
JP L – Est-ce qu’on peut comparer parfois un big band de jazz et un orchestre de musique classique ?
- Doerner
- Oui, dans le big band, il y a d’autres instruments, il y a plus d’harmonie des saxophones, là, il y a les cordes qui jouent aussi un rôle très important mais, c’est très important aussi que les musiciens d’un orchestre symphonique connaissent le style, sachent comment on joue le jazz.
JP L – Y a-t-il une difficulté à diriger ensemble les deux formations ?
Doerner
Ce n’est pas une difficulté, on doit simplement s’arranger, au début c’est de jouer ensemble avec un trio de jazz parce que leur attaque, c’est complètement différent de l’attaque d’un concert symphonique, c’est beaucoup plus précis, les musiciens jouent avec les gestes du chef, là il faut s’adapter.
JP L – Vous avez vos cordes, vos bois, avez-vous un instant l’envie de rajouter une touche personnelle ?
- Doerner
Non, le plus important, c’est de régler les entrées parce que dans le morceau, il y a quelques passages où le trio joue seul, il prend plusieurs reprises, il y a une intro au début et il faut donner le départ à chaque musicien et çà, c’est le rôle le plus important pour le chef d’orchestre.
Lors des répétitions, le vibraphoniste Franck Tortillier a souvent fait répéter certains passages surtout pour les oeuvres qu’il a composées et notamment, pour ce concert où il a choisi dans cette programmation le répertoire de Tony Murena (1), beaucoup ne savent pas qu’il fût l’un des premiers accordéonistes français à jouer « jazz » dans les années 50, il ne se doutait pas qu’il serait à l’honneur avec un grand orchestre classique…Bref, Franck Tortillier s’est souvenu de lui, un souvenir de jeunesse, quand il allait jouer avec son père dans les bals de Bourgogne, sa région de naissance, avant de rejoindre le Conservatoire à Paris. Enumérer ses récompenses, ses multiples formations ou ses compositions prendrait une grande page et d’ailleurs, le titre de son dernier album s’appelle « 7 chemins », petite explication de l’artiste « 7 chemins, 7 façons de jouer, 7 solistes, 7 musiciens, 7 parcours, 7 rencontres » mais une volonté de servir une idée et donner l’image de ce que doit être NOTRE Orchestre » Pour ce concert a Cannes, Georges Gershwin,un compositeur que Franck Tortiller connaît bien car déjà en 1998 il lui avait rendu un hommage en enregistrant America Rapsodie avec du beau monde dont les voix de DD Bridgewater, Shirley Horn, Art Farmer.Entre cette période et aujourd’hui il a dirigé l’Orchestre National de Jazz et celui de Vienne où il a rendu aussi un hommage a deux autres grands compositeurs de jazz Duke Ellington et Charlie Mingus.Mais l’homme est insatiable et il faut dire aussi qu’il est très demandé, quelques titres d’artistes de variétés lui doivent leurs arrangements comme ceux de Juliette Gréco, Enzo Enzo où Sanseverino, bref c’est l’ivresse pour lui, d’ailleurs c’est un titre qu’il donna dans un enregistrement en 2010 et aujourd’hui il est dans ce même état avec l’Orchestre Symphonique et son trio de jazz (2)
F.Tortiller
C’est une longue histoire avec Wolfgang ,on collabore depuis plusieurs années, on a joué à Paris avec un orchestre mais pour moi jazzman, l’idée c’était une musique d’appropriation, c’est-à-dire je me sers d’un appareil musical qu’on adapte au jazz, là ,c’est l’histoire du jazz et il y a pour illustrer mon propos un compositeur emblématique pour nous, c’est Georges Gershwin qui a écrit et surtout tous les opéras que l’on connaît, Porgy and Bess(3), c’est une mine d’or pour les jazzmen, tout le monde a fait çà, de Miles Davis à Ella Fitzgerald ou Louis Armstrong, c’était pour ce concert l’occasion de réécrire , de repenser ça avec un orchestre symphonique et un trio de jazz … j’ai voulu aussi intégrer dans ce programme une touche musicale française mais avec d’anciens compositeurs où musiciens qui ont fait swinguer par exemple les valses musette après l’engouement du jazz apporté par les américains en Europe après la seconde guerre mondiale.. , j’ai choisi l’accordéoniste Tony Murena (1), très peu de gens le connaissent mais il fût le prince de l’accordéon avec dans ce courant jazz Django Reinhardt, Gus Viseur, Stéphane Grappelli. Il fût celui qui a donné ses lettres de noblesse non seulement a l’accordéon mais aussi à ce swing très français et incarné le plus souvent par tous les peuples gitans… il y a aussi sur ce sujet swing/musette une réflexion de l’harmoniciste belge Toots Thielemans…le musette c’est le blues de la France…
JP L – Vous jouez du vibraphone, c’est une belle batterie, un beau piano ?
F.Tortiller
C’est exactement ça, vous l’avez justement dit, c’est un instrument qui est très rythmique puisque c’est un instrument de percussion, c’est le mariage des deux et peut être aussi selon moi un chanteur, c’est quelque chose qui est assez percussif, en tous cas très mélodique.
JP L – Vous jouez avec un orchestre symphonique, y a t-il une grande différence avec un big band ?
- Tortiller
Un big band ou un orchestre symphonique, chacun a son univers de jeu, on ne va pas demander à un big band de jouer une symphonie de Mozart et un orchestre classique de jouer comme un big band, ce n’est pas possible non plus. Pour moi, le vrai challenge, c’était écrire de la musique qui permette à ces deux univers de se rencontrer sans qu’on force les choses, çà c’est dans la pensée de l’arrangement, de l’écriture, que chacun fasse un pas vers l’autre et nous, faire un pas vers l’orchestre. Il y a une certaine rigueur et avec un chef d’orchestre, les choses sont très écrites, il y a aussi une façon de travailler, il y a les cordes, l’orchestre doit aussi venir vers nous, s’imprégner aussi de cet aspect rythmique qu’on a avec la batterie et la contrebasse.
JP L – Vous avez expliqué un peu votre répertoire à Wolfgang ?
- Tortiller
Lui, il adore, on a fait beaucoup de choses avec lui, ça s’est fait naturellement et je trouve que si la musique ne suffit pas et qu’il faut expliquer ce que l’on fait, je trouve que ça commence à devenir suspect…
JP L – Au fait, est ce que le Moderne Jazz Quartet est encore d’actualité ?
- Tortiller
J’ai tous les disques du Modern Jazz Quartet, Milt Jackson, c’est mon héros dans le vibraphone, c’est assez rare, c’est un orchestre de jazz qui jouait comme un orchestre de chambre, comme un quatuor à cordes avec la même rigueur avec John Lewis qui faisait des arrangements très ciselés et avec Milt Jackson au vibraphone qui est un génie de cette musique.
JP L – En dehors de la musique, quand vous êtes en voyage, vous emportez quoi ?
- Tortiller
La lecture m’accompagne beaucoup…je suis bourguignon, mon père était vigneron et musicien de jazz, quand je suis en voyage, vous aller rire j’emmène toujours un tire bouchon, c’est vrai, on ne sait jamais ce qui peut arriver…surtout, ne jamais être pris en défaut…le vin, c’est aussi une vraie culture, il y a quelque chose qui est près de cet esprit musical. Faire du vin, c’est sublimer quelque chose de naturel et puis…la musique, c’est peut être çà.
JP L – Vous pourriez faire une création avec des titres en rapport avec le vin ?
- Tortiller
Je l’ai fait une fois avec un quatuor à cordes, c’était un quatuor de Debussy, Une commande de France Musique et ce n’était que sur des noms de vieux cépages, toujours cultivés en France, il y avait des noms magnifiques, notamment un cépage qui s’appelle l’Enfant Trouvé, le Muscat de juillet, des compositions que j’ai faites avec Folle Blanche et même un cépage qui s’appelait Amar El Nadic (le vin du Prophète)
… Et voilà, l’artiste aux quatre baguettes a quitté Cannes et son complice d’un soir Wolfgang Doerner pour un concert en trio en Allemagne, il jouera peut être en rappel l’Hymne des Bourguignons où le propos sied à sa simplicité et à son art de vivre « …Ma Bourgogne, elle m’a nourri en reconnaissance, moi je la chéris. Quand au chef de l’orchestre PACA avec sa baguette, il est déjà en répétition avant le concert(4) de ce dimanche 19 avril avec l’œuvre de Joseph Haydn, la Création.
Jean Pierre Lamouroux
(1)Pendant la 2ème guerre mondiale, le célèbre musicien et compositeur américain Glenn Miller l’avait sollicité pour intégrer son big band
(2) Patrice Héral basse, Yves Torceinsky batterie
(3)Porgy and Bess – My man’s gone now – Summertime
(4)Avec Magali Arnault – Stanczak (soprano)
Rémy Mathieu (ténor)
Benoît Arnould basse et le Chœur Régional dirigé par Michel Piquemal