Après Steak (2007), Rubber (2010), Wrong (2012) et Wrong Cops (2014) , le dernier et sixième long métrage du cinéaste impose définitivement son univers original et déjanté aux accents surréalistes où les récits en forme de jeu et rêves éveillés s’emboîtent dans une sorte d’évasion poétique échevelée et loufoque. Imprévisible et réjouissant !…

Jason, un Cameraman placide rêve de réaliser son premier film d’horreur . Bob Marshall , un riche producteur accepte de financer son film a une seule condition : Jason a 48 heures pour trouver le meilleur gémissement de l’histoire du cinéma …
Si vous croyez , en lisant le « pitch » du film ci-dessus , que vous aurez rendez-vous avec le mystère , l’horreur et éventuellement les déboires d’un cinéaste en herbe pour arriver à ses fins … vous serez un peu sur le chemin , mais vous n’imaginerez jamais les chemins de traverse dans lesquels le cinéaste va vous entraîner avec ses personnages et les situations rocambolesques dans lesquelles ils se retrouvent plongés où la logique est toujours remise en question . Déconnectés les uns des autres ; immergés dans leurs univers, ils finissent par se tisser des liens par des connexions imprévisibles utilisant une étrange mécanique des rêves qui ouvre les portes à l’inconnu , au gag , au mystère à l’image des soudains changements d’identités sans raisons , ni explications . Cette part d’arbitraire qui crée une sorte de déambulation labyrinthique qui participe à la magie du récit, faisant siennes toutes les « déviations » possibles.

Alors, il y a ces personnages bizarres qui n’ont de lunaire et de candide que les apparences. On devine les « angoisses » qui les habitent dont les décalages de comportements témoignent. Tout cela finit par les rendre attachants à l’image de Jason ( Alain Chabat , remarquable ) porté par son rêve – réaliser un film d’horreur- et qui , en attendant , fait sérieusement son boulot de cameraman, d’une émission Culinaire de Télé-réalité. Lorsque finalement , un producteur à qui il raconte son projet semble y porter attention . Mais ce dernier Bob Marshall ( Jonathan Lambert , irrésistible de drôlerie …) qui la joue mégalo , et , aussi détestable que lunatique , exige pour qu’il finance le projet que le metteur en scène lui « trouve » ce fameux cri d’horreur destiné a marquer les esprits de générations de cinéphiles !. La séquence de la rencontre entre Jason et Bob est une véritable morceau d’anthologie qui décline tous les ingrédients du récit dont on a souligné ci-dessus , l’incessant va et vient de la logique labyrinthique qui lui sert de moteur. Et Quentin Dupieux lui renvoie le miroir du réel ( de son expérience de face aux producteurs ) qui ne fait que renforcer l’impact déstabilisant du face à face que la mise en scène souligne avec le jeu de rôles et les incessants changements de positions dans l’espace des deux hommes . « Je me suis servi de mes expériences pour imaginer Réalité . La scène avec le Producteur où Jason « Pitche » son projet viens de ressentis que j’ai éprouvés dans les bureaux de deux producteurs . C’étaient des moments d’angoisse pure (…) même si je l’ai transformé en comédie , c’est un moment de violence inouïe », explique-t-il dans le dossier de Presse .

A côté des deux personnages principaux, le récit se complète de toute une série de personnages secondaires tout aussi déjantés dont la présence se « connecte » en forme d’étrange miroir à leur Univers pour le rendre encore un peu plus foutraque, étrange et imperceptible. Une sorte d’étrangeté que prolongent , aussi, les magnifiques dialogues en bilingue ( Français / Anglais ) jouant habilement sur le contexte de coproduction . On y retrouve donc , dès la première séquence ce jeune présentateur de l’émission culinaire, Dennis ( John Hedder) victime de son costume de rongeur qui l’irrite et qui le fait que se gratter en direct à l’antenne . Il y a Zog ( John Glover ), ce réalisateur qui fait un film sur la jeune fille qui dort . Et aussi, ce Directeur d’école ( Eric Wareheim ) qui soudain se paie une ballade en voiture habillé en femme !. Il y a cette petite gamine , Réality ( Kyla Kenedy ) qui trouve une cassette vidéo dans le ventre d’un sanglier tué et dépecé par son père … Il y a dans toutes ces étranges fulgurances, les références conscientes ou inconscientes à un certain cinéma auquel Quentin Dupieux fait écho comme il le confirme concernant l’histoire de cette cassette vidéo « c’est sans doute un retour de Vidéodrome le film de David Cronenberg qui a été un des chocs de ma jeunesse avec cette cassette vidéo qui rentrait dans le ventre du héros… », dit-il . Mais on y retrouve l’écho aussi des Univers de Luis Bunuel ( Le charme discret de la Bourgoisie / 1972 ) ou de David Lynch ( Mulloland Drive / 2001 ) .

Au cœur de cet univers , l’habileté de Quentin Dupieux est d’apporter sa touche personnelle qui offre densité et complexité au récit en lui offrant le miroir d’un certain réalisme qui vient tout à coup lui ouvrir une autre porte qui lui permet d’offrir à la dimension poétique une certaine intensité, laissant place à l’humain . Cette humanité profonde que font sourdre les deux personnages de Jason et de Réality, confrontés à leurs obsessions , le « cri » pour Jason et la « cassette » pour Réality . La scène où Jason enfermé dans sa voiture face à son dictaphone multiplie les essais pour faire surgir de sa gorge , le « cri parfait » , est stupéfiante de naturel. De la même manière que le jeu de Réality , « habitée » par la présence de la cassette , devient l’élément moteur qui permet d’interpeller à la fois la logique du récit et la « logique » de la vision de la gamine mise en cause par les parents . Cette intrusion ( ou contrepoids du réel ) qui vient s’inscrire dans le récit est l’une des belles idées du cinéaste qui refuse d’entraîner le spectateur dans une perte de repères… qui le perdrait en route « je trouve que c’est rassurant quand il y a des données concrètes. J’adore quand on revient à la réalité solide. Il y a plein de films un peu cinglés qui m’ennuient au bout d’un moment car ils vont trop loin . C’est le danger avec les rêves, le travail de l’imagination. C’est tentant d’aller très loin, de décrocher, de perdre pied . Or j’ai toujours cette crainte d’être tout seul dans mon trip (…) c’est pour ça que je m’efforce toujours d’utiliser les codes de la vraie vie », explique-t-il .
On le voit , et , la qualité et l’intelligence de la mise en scène le reflète , le cinéma de Quentin Dupieux est maîtrisé jusque dans sa descente vertigineuse dans les abîmes portée par des cadrages inattendus et des dialogues aussi déroutants que brillants , que vient souligner une superbe musique envoûtante et répétitive de Philip Glass qui vous emprisonne dans l’univers des rêves des héros. En immersion avec eux .
Laissez vous donc emporter par la magie …
(Etienne Ballérini)
REALITE de Quentin Dupieux -2015-
Avec : Alain Chabat , Jonathan Lambert, Elodie Bouchez, Kyla Kenedy, John Glover….