Ca y est le cycle de ce que j’appellerais les « respirations autour de Shakespeare » du TNN est lancé ! Irina Brook s’est jeté à l’eau avec Shakespeare’s Sister ou la vie matérielle.
Vous saviez que Shakespeare avait une sœur, vous ?

De quoi s’agit-il ? D’un travail autour de la « fusion » de deux textes, l’un de Marguerite Duras, « La vie matérielle », l’autre de Virgina Woolf, «Une chambre à soi ». Un travail ? Je devrais dire une réjouissance, je devrais même dire une jouissance.
Partons des deux ingrédients de base (car ce spectacle est comme une recette de cuisine).

Sur « La vie matérielle », Marguerite Duras dit de ce livre qu’il « n’a ni commencement ni fin, il n’a pas de milieu. Du moment qu’il n’y a pas de livre sans raison d’être, ce livre n’en est pas un » Dès lors, dans « cette espèce de livre qui n’en est pas un », Marguerite Duras « parle de tout et de rien comme chaque jour, au cours d’une journée comme les autres, banale », et dit « prendre la grande autoroute de la parole », sans s’attarder sur rien de particulier. De courts textes se suivent, mêlant autobiographie et essai. Marguerite Duras revient sur les thèmes de son œuvre : la femme (mère, amante, femme au foyer), l’ivresse alcoolique, la rencontre avec Yann Andréa tout en évoquant les personnages qui peuplent ses romans (l’amant chinois, Lol V. Stein…) et ses conceptions littéraires, théâtrales et cinématographiques.

« Une chambre à soi » est un essai pamphlétaire de Virginia Woolf. Le sujet principal de ce texte est la place des auteurs de sexe féminin dans l’histoire de la littérature. Woolf se penche sur les facteurs qui ont empêché l’accession des femmes à l’éducation, à la production littéraire et au succès. L’une de ses thèses principales, qui a donné son titre à l’ouvrage, est qu’une femme doit au moins disposer « de quelque argent et d’une chambre à soi » si elle veut produire une œuvre romanesque. À ce vieil évêque qui déclarait qu’il était impossible qu’une femme ait eu dans le passé, ait dans le présent ou dans l’avenir le génie de Shakespeare, elle répond « il aurait été impensable qu’une femme écrivît les pièces de Shakespeare à l’époque de Shakespeare » en comparant les conditions de vie de Shakespeare et celles de sa sœur (fictive).
Et voilà la sœur qui arrive, via Virginia. Cette fictive sœur, cette fiction dans la fiction se situe en fait dans la véracité des choses, car, comme le dit Virginia, « elle est vivante… sa présence est avec nous, elle ne demande que l’opportunité de marcher avec nous ». Comme le dit John Ford, « entre l’histoire et la légende, je préférerai toujours la légende. »
J’ai parlé du bâti de ce spectacle comme de la construction d’un plat. Et, pirouette pirandellienne, Shakespeare’s Sister ou la vie matérielle consiste en la préparation d’un plat, en l’occurrence d’une soupe, par cinq femmes : certaines épluchent les légumes, d’autres font cuire la dite soupe, l’une d’entre elles va la servir. Quand nous arrivons sur scène, ces dames sont déjà à l’œuvre. Nous retrouvons le dit de Duras, ni commencement ni fin, pas de milieu. Cela est même une réflexion sur le théâtre : pourquoi présupposer que tout commence à la scène 1 de l’acte I et se termine à la dernière scène de l’acte V ?
Et ce qui m’a totalement laissé éberlué dans ce spectacle c’est qu’il dissocie nos confortables habitudes de lecture dramaturgique : grosso modo, la parole doit s’accommoder à l’acte. Ici, non : des femmes préparent une soupe, c’est long à préparer, une soupe, et pendant ce temps, elles parlent, « de tout et de rien comme chaque jour, au cours d’une journée comme les autres, banale ». Et, dans leurs mots, se glissent les mots de Marguerite Duras et de Virginia Woolf, qu’elles invitent dans leur corps, qu’elles font leurs. Un mesclun goûteux de mots, de gestes, de saveurs. On est peut-être désorienté au début, mais ça ne dure pas. Que cela fait du bien d’être désorienté !

Il convient de citer ces 5 « passeuses » : Lara Guiaro, Sadie Jemmett, Mireille Maalouf (comme toujours stupéfiante et qui endosse non seulement les mots mais les habits de Marguerite Duras) Isabelle Townsend et Ysé Tran.
Sadie Jemmett, voyons voir…a-t-elle un lien avec le grand Dan Jemmet ? Gagné, c’est la sœur. Et le frère ne saurait tarder à venir dans ces shakespeariades iriniennes. Ici, elle nous vient en tant que comédienne mais aussi en tant que chanteuse, puisqu’elle interprète sur scène 3 chansons qu’elle a écrites pour ce spectacle.
A noter que la bande son est composée de chanson de l’époque de Duras (Jeanne Moreau, Juliette Greco), dont les comédiennes s’emparent avec grâce et coquinerie. Ces chansons deviennent donc éléments de la fiction et non illustrations. A noter aussi la « féminitude » de ce spectacle, empli de la tendresse, de la douce ironie et d’un « je-ne-sais-quoi » féminin en diable. A noter également décors et accessoires de Noëlle Ginéfri, délicate osmose entre vérisme et humour.
A noter enfin la mise en scène d’Irina Brook – qui signe également l’adaptation- mise en scène disposant des couleurs, harmoniques et gestuelles comme d’un ballet ; on sent bien que, pour elle, mettre en scène, c’est être attentif à la musicalité des choses.
Jacques Barbarin
Shakespeare’s Sister ou la vie matérielle TNN, salle Michel Simon jusqu’au 25 février. Séances du mardi et du jeudi à 20h, séances du mercredi, vendredi et samedi à 20h30. Dimanche 25 séance à 15h30 (séance en anglais non sur-titré, les autres sont en français). Réservation : 04 93 13 90 90