RETOUR A ITHAQUE de Laurent Cantet
Après son expérience Américaine de Foxfire (2011 ) le cinéaste palmé à cannes pour Entre les Murs s’est rendu cette fois-ci à Cuba pour y adapter le récit de l’écrivain Léonardo Pardura. Autour des retrouvailles d’amis d’enfance qui fêtent le retour d’exil de l’un d’entr’eux , c’est le portrait d’une génération qui a vu les idéaux de leurs années militantes trahis , et , en fligrane celui de la société Cubaine soumise aux soubresauts politico-idéologiques qui ont restreint les libertés …

L’aventure Cubaine de Laurent Cantet n’en est pas à sa première approche puisque le cinéaste avait déjà fait de nombreux séjours de travail sur l’île où ses films ont également fait l’objet de projections au Festival de la Havane . La première concrétisation d’une collaboration avec les artistes Cubains rencontrés alors , fut sa participation au film collectif 7 Jours à la Havane pour lequel il réalisa un sketch avec en collaboration au scénario avec l’écrivain, Léonardo Pardura dont il est un des fervents admirateurs. La collaboration fructueuse ne pouvait dès lors que se prolonger autour d ‘un thème qui leur était cher , celui de l’individu confronté aux soubresauts de l’histoire et du réel. Le cinéma de Laurent Cantet qui a souvent exploré l’intime lien entre destin personnel ( et collectif ) lié au contexte politique , fait écho à celui des œuvres de l’écrivain Léonardo Pardura dont les récits en sont imprégnés, et l’évidence ici , ne fait aucun doute . Avec les expériences et destins croisés de ces amis réunis pour fêter le retour d’exil de l’un d’entr’eux et qui ont traversé les périodes de désillusions successives, dont ils vont confronter leur vécu en une sorte de chassé -croisé de confidences douloureuses, assorties de quelques conflits concernant les choix personnels faits lors de cette « période spéciale » de privation de libertés qui a laissé des traces .
Réunis sur la terrasse au sommet d’un immeuble tout au long d’une nuit blanche de souvenirs échangés , leur conversation a cinq voix , va se faire emblématique du même débat qui a traversé la société Cubaine au long des dérives d’une Révolution qui devait changer leur vies et qui a brisé le rêve installant peur et soumission. Contraignant certains à l’exil, pour échapper aux risques de poursuites et à la prison, pour «déviationnisme »

C’est cet enjeu et cette réflexion sur les années de désillusions , qui se retrouve au cœur d’une sorte de huis clos sur cette terrasse ouverte sur l’extérieur ( les immeubles voisins et la vue sur la mer…). Et celui qui va être au cœur de l’action qui va déclencher la revue en bonne et due forme de tous les épisodes qui ont marqué leurs vies, c’est cet homme et ami de retour après 16 ans d’exil, Amadeo ( Nestor Jimenez ) , qui , avec sa bande de copains intellectuels a subi ( à l’image de nombreux autres ) , les effets de cette fameuse « période spéciale » décrétée par Fidel Castro en 1992 qui a mis définitivement fin aux rêves et espoirs d’une génération. La colère de ce « quintet » et la douleur est toujours vive comme les interrogations et les questionnements sur les zones d’ombres qui entourent les raisons de l’exil et du retour d’Amadéo, mais celles aussi, des drames personnels vécus par ses amis qui sont restés ,et les traumatismes qu’ils ont subis.

Donc, autour d’Amadéo écrivain qui a choisi l’exil pour garder sa liberté d’écriture , il y a le peintre (Fernando Hechevarria) un moment adulé par l’establishment mais dont la liberté de ton finit par être perçue comme un danger et qui le voit contraint à mettre en veilleuse sa créativité. Il y a , la femme et l’amie , Tania ( Isabel Santos ) qui a après de études et une carrière prometteuse dans la médecine a dû se mettre en retrait et accepter un salaire de misère , et vit désormais, seule depuis que les enfants ont choisi l’exil et le rêve Américain de Miami . Il y a Eddy ( Jorge Perugorria) qui pour ne plus subir les humiliations a choisi de « vivre » ….et de « collaborer » avec les autorités. Il y a , enfin Aldo ( Pedro Julio Diaz Ferran) qui vit d’expédients et dont le fils, Yoénis , rêve de quitter lui aussi l’île . C’est Aldo qui reçoit les amis et les régale des délicieux Haricots noirs au riz préparés amoureusement par sa mère ( Carmen solar ) dont la vie semble suspendue à l’espoir de voir le groupe rester toujours uni , car c’est peut-être cette amitié indéfectible qui leur a permis de survivre et de ne pas s’avouer vaincus …

Magnifiquement Laurent Cantet nous tient en haleine en inscrivant autour du groupe réuni et des dialogues qui s’installent et fusent, à la fois, cette complicité et cette défiance interrogative qui amène chacun à expliquer les choix douloureux « ils nous ont mené la vie dure », dira l’un d’entr’eux . La fluidité de sa mise en scène et en espace sur cette terrasse , est un exercice qui jamais ne nous ramène à ce qui pourrait être du théâtre filmé. Le cinéaste a suffisamment apprivoisé les espaces clos ( l’usine de Ressources humaines, le repli sur soi après licenciement dans L’emploi du temps , l’hôtel de Vers le Sud, la classe d’ Entre les murs …) , au long de sa filmographie, pour en faire les révélateurs de la vie « je n’ai pas voulu dilater l’action et sortir du cercle diluer les choses , il fallait accorder l’attention à ce qui était dit » , explique t-il . Un choix et un pari tenu et relevé avec brio , mais ce qui en fait la force, c’est l ‘écho que lui offre la terrasse à ciel ouvert et ceux de la vie extérieure qui y parvient ( les immeubles voisins et les disputes, ou ceux des voix qui saluent les actions du match de football qui rassemble les familles devant le poste de télévision, puis cette panne d’électricité qui plonge le quartier dans le noir, puis la vie qui reprend son cours habituée à ces dysfonctionnements qui sont le lot de la vie quotidienne, et la fête qui se prépare sur la terrasse en contrebas où l’on s’apprête à sacrifier l’animal qui va servir de plat de résistance …) , et puis , de l’autre côté de la terrasse , cette ouverture sur l’avenue qui longe la route du bord de mer , et cette étendue d’eau qui se prolonge jusqu’à un horizon et une autre rive et un autre rêve qui attise le désir d’exil ….

C’est tout celà que Laurent Cantet inscrit au cœur ce cette longue nuit blanche de confidences et de confessions intimes où s’insinue , aussi , la nostalgie d’hier ( les albums de photos qui font remonter les souvenirs , les chansons des « mamas and the papas » et cette chanson populaire qui ouvre le film et les retrouvailles rappelant les jours heureux , puis les mots, qui reviennent sur les lèvres de l’écrivain adulé Mario Varga Llosa qui, lui aussi, finit par se détacher de la dérive de la Révolution Cubaine ), cette nostalgie qui vient faire écho à la culpabilité, à la peur, et aux interrogations qui pèsent sur le quotidien. Et au travers du personnage d’Amedéo, cette réflexion aussi sur le « mirage » de l’exil et celui d’un retour qui marque le désir de « retrouver » une terre natale dont il n’accepte pas que les autorités lui refusent de droit d’y revenir . La mise en scène, se fait attentive a la gestuelle des corps et des attitudes qui captées par une caméra qui cherche à donner à saisir et comprendre ,aussi ce qu’expriment de ces « non-dits », et de ces mots qui restent noués dans la gorge… jusqu’à ce qu’ Amedéo, trouve le courage de les laisser sortir, comme un cri…du beau travail.
(Etienne Ballérini)
RETOUR A ITHAQUE de Laurent Cantet – 2014-
Avec : Isabel Santos , Jorge Perugorria, Fernando Etchevarria , Pedro Julio Diaz Ferran, Nestor Jimenez, Carmen Solar, Rone Luis Reinoso….