Je continue mes « portraits théâtraux » stoppé en avril à l’insu de mon plein gré. « Que tal ? » est une expression qu’utilisent les espagnols lorsqu’ils se rencontrent, et qui signifie donc, peu ou prou : « Comment çà va ? » Et mon titre sous forme de plaisanterie, « Art, que tal ? » (Art, comment çà va ?) peut se lire également « Arketal »

Vous avez donc bien compris que j’allais vous parler de cette compagnie cannoise à laquelle j’ai consacré un article récent, Arketal. J’ai donc rencontré Greta Bruggeman et Sylvie Osman, et leur ai demandé pourquoi ce nom d’Arketal.
Sylvie Osman : C’est un jeu de lettres des professeurs que nous avons eu à l’Institut de la Marionnette à Charleville-Mézières1. Avec Greta, on a mélangé les noms et il en est sorti « Arketal ».
Depuis combien de temps cette compagnie est-elle installée à Cannes ?
S.O : Depuis 1991. Avant, nous étions à Mougins, au Collège des Campelières, en 1984. Et en 1991, René Corbier, qui venait d’être nommé directeur de la Culture à Cannes, nous a ouvert l’atelier « provisoirement » et nous y sommes toujours.
Dans la compagnie, Sylvie fait la mise en scène des spectacles et Greta a en charge la construction des marionnettes. Greta, quelle est votre « source d’inspiration » ?
Greta Bruggeman : C’est d’abord le sens. Les personnages sont liés à un thème, ou à un texte. Afin d’avoir une idée visuelle, je travaille à partir des peintres. J’invente rarement moi-même ; mais l’on donne à chaque spectacle un sens artistique nouveau.
Vous parliez de peintres : deux spectacles sont issus de l’univers de deux peintres, Alexis Tobiasse (« Pygmalion » d’après Bernard Shaw, conception et décors de Tobiasse) et Fernand Léger « (Le monde en vaut la peine »)
G.B : pour le dernier, c’est parti d’une commande de la directrice du Musé National Fernand Léger, à Biot, à l’occasion d’une grande exposition sur ce peintre, qui a aussi conçu les personnages pour un marionnettiste, juste après la guerre. C’était un pari de faire une œuvre sur ce peintre.
Quels types de marionnettes utilisez-vous ?
S.O : Nous avons utilisé les marionnettes à gaine ² pour « L’homme qui plantait des arbres ». C’était, de ma part, un choix dramaturgique. Maintenant, les marionnettes, le décor, tout fait partie de la mise en scène : c’est l’héritage des avant-gardes des théories du théâtre du XXème siècle. Même si c’est Greta qui prend en charge la construction, nous avons un échange avant. Nous choisissons notre espace de jeu en fonction de chaque projet. Nous ne sommes pas dans la tradition du castelet, donc le dispositif scénique change à chaque fois. Nous utilisons aussi bien des marionnettes géantes, que ce que nous appelons des marionnettes « à la table », inspirées des marionnettes japonaises. Ce qui est commun à tous nos spectacles, c’est que nous mélangeons jeu d’acteur et de marionnettes. On voit les manipulateurs, c’est typique de la période où nous avons commencé à jouer. C’est pour cela que la scène « marionnettes » est si particulière et si diverse aujourd’hui.
Cette manipulation à vue est signe d’un nouveau rapport manipulant/manipulé : on a devant nous un être hybride, j’allais dire un centaure.
S.O : Il y a comme un nouvel être vivant, et qui compte dans la mise en scène. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi j’avais adopté ceci : au départ, c’est une intuition, et en fait, avec « Les gens légers », la commande de ce texte à Jean Cagnard, j’ai pris conscience que j’avais envie de mettre en vie la matière. Et cela m’intéresse de plus en plus, de mélanger les peaux de l’humain et les peaux qu’invente Greta.
G.B : Et on voit ainsi ce qui se fabrique, ce qui se fait.
S.O : Pour rebondir ce qui ce dit Greta, du coup le spectateur voit en même temps la fabrique du spectacle. Le spectateur est très impliqué dans ce qui se joue « à vue », c’est une autre illusion qui se crée. On parle ainsi directement à l’imaginaire du spectateur. Lui aussi se fait, mentalement, une idée du spectacle.
De plus en plus vous utilisez des comédiens : des élèves de l’ERAC 3 dans « Un conte d’hiver », un comédien du TNN dans « L’Homme qui plantait des arbres »…
S.O. : Cela fait onze ans que je donne des cours à l’ERAC, j’ai donc l’occasion de les côtoyer pendant deux, trois, voire quatre semaines. Et je vois ceux qui sont intéressés parce que, la marionnette, ça ne va pas de soi. Il faut avoir un désir de la connaître. La marionnette peut être un outil d’information pour l’acteur lui-même. Et comme j’ai le goût des dramaturgies classiques aussi bien que contemporaines, comme eux, je trouve que c’est très important d’avoir des manipulateurs qui ont une force d’interprètes.

Vous avez une palette très large, auteurs classiques, contemporains, peintres, écrivains (Jean Cagnard, Daniel Pennac, Jean Giono…)
S.O : Nous avons eu un « maître » en marionnettes qui nous a engagés, dés notre sortie de l’IIM dans un Râmâyana 4, épopée indienne : il nous a emmené en Suède, en Thaïlande, puis dans une tournée européenne, au Japon, en Asie… Et quand on a à la sortie de notre formation une formation de terrain, de pratique avec un maître qui te donne la possibilité de cette ampleur-là, qui a aussi un répertoire comme Sophocle, Brecht, Homère… Nous avons été tout de suite été en prise avec ce répertoire – là.
On n’a pas commencé, comme disait M. Nicolesco, notre professeur, avec « les petits lapins qui sortaient du chapeau ».
G.B : Nous sommes tout le temps en train de lire, quand on ne travaille pas. Et, tout d’un coup, il y a des choses qui nous parlent, nous voulons dire des choses qui nous concernent, qu’on veut partager. Sur « L’homme qui plantait des arbres », j’ai lu entre les mots. Cette histoire nous dit qu’il faut se prendre en main, il ne faut jamais s’arrêter, il faut croire en soi. C’est la première des choses à faire. J’ai rien trouvé de mieux qui pouvait parler de l’engagement. Je me suis dit que c’était le moment de parler de cette terre qui nous a accueillis.
Notre prochain « portrait-théâtre » sera Stéphane Eichenholc, metteur en scène
Jacques Barbarin
1 L’Institut international de la marionnette (IIM) est une association loi 1901 sise à Charleville-
Mézières, qui a pour mission de contribuer au développement des arts de la marionnette à travers la formation et la recherche. L’institut contribue également à la valorisation de ceux-ci sur le plan national et international par le biais de rencontres, de colloques et de résidences d’artistes et de chercheurs.
²Une marionnette à gaine est un type de marionnette qui gaine, habille, la main du manipulateur.
3 Ecole Régionale d’Acteurs de Cannes
4 Le Râmâyana est la plus courte des deux épopées mythologique de langue sanscrite composées entre le IIIème siècle avant JC et le IIIème de notre ère. Constitué de sept livres et de 24 000 couplets (48 000 vers), le Râmâyana est l’un des écrits fondamentaux d l’hindouisme et de la mythologie hindoue