A Nice, en 1431, dix nobles niçois, fervents chrétiens, préoccupés par le fait que les Lieux Saints de Jérusalem ne peuvent plus être visités et vénérés en toute sécurité par les pèlerins décident d’installer dans la ville une congrégation de franciscains Observantins traditionnellement chargés de la protection du Saint Sépulcre. Il va falloir trouver un terrain pour bâtir le couvent et l’église de ces moines, projet qui va se concrétiser en 1461 en un endroit fort éloigné (pour l’époque), à l’ouest de la cité, loin de ses remparts protecteurs, quartier, qui de nos jours s’appelle La Croix de Marbre.
Dès ce moment les travaux du couvent et de l’église des frères franciscains sont bien avancés et, en 1472, l’église qui a des allures de cathédrale gothique, placée sous le vocable de la Sainte Croix est bénie solennellement par l’évêque Mgr Barthélémy Chuet.
Les dix nobles niçois qui s’étaient parés du titre d’avoués du Saint Sépulcre décident alors de muter en une confrérie de pénitents. Ces derniers vont se mettre sous le vocable de la Vierge de l’Assomption et adopter la cappa bleue couleur traditionnelle du manteau de celle-ci. La nouvelle confrérie des Pénitents Bleus ne va pas rester très longtemps ici et, va émigrer en 1504 à l’intérieur des murailles de Nice, puis son avenir s’écrira sur la nouvelle place Victor (Garibaldi actuelle) en avril 1784 où elle se trouve encore.
L’arrivée des franciscains marque la première trace d’urbanisation d’un quartier jusque là totalement campagnard. Le vaste couvent va accueillir en 1535 la maintenance générale de l’Ordre avec la présence de 800 frères Cordeliers venus assister à cet évènement.
En 1538, un évènement politique important se tient à Nice, un Congrès voulu par le pape Paul III Farnèse qui veut essayer de réconcilier une fois pour toutes les deux adversaires irréductibles que sont François Ier et Charles Quint. Le souverain pontife, voulait au départ loger au Château, ais devant la méfiance de la population niçoise renoncera à ce projet et sera finalement accueilli par les pères franciscains de la Croix de Marbre ce qui n’était pas un mince honneur pour ces religieux.
François 1er prendra ses quartiers à Villeneuve-Loubet (en France) tandis que Charles-Quint séjournera dans sa galère royale amarrée en rade de Villefranche, chacun, méfiant, boudant l’autre.
Le pape et ses légats feront la navette entre les deux souverains qui finalement ne se rencontreront pas au cours de cette manifestation, tout ceci pour aboutir à un accord bancal, une paix de dix ans qui ne sera d’ailleurs pas respectée puisqu’en 1543 la guerre va se rallumer avec le siège franco- turc de Nice qui laissera des traces indélébiles dans la mémoire des niçois.
Quant au fameux Congrès de Nice, son souvenir est perpétué par l’appellation de deux rues du quartier: la rue du Congrès et la rue François 1er et par un monument, la fameuse Croix.
L’année 1543, justement, s’annonce vite mauvaise. François 1er toujours fasciné par le Milanais décide de passer à l’offensive et de prendre Nice. Ne disposant pas de moyens suffisants il s’allie avec la Sublime Porte et son chef suprême Soliman le Magnifique qui délègue le corsaire Barberousse et ses galères de combat pour appuyer les français et leurs alliés.
Dès juillet 1543, les choses se précisent et les pères observantins décident par précaution de quitter leur couvent et leur église pour entrer à l’abri des murailles niçoises. Avant de partir ils opèrent quelques destructions sachant très bien que leur domaine sera sans nul doute utilisé par les envahisseurs ottomans. Ils emportent surtout les trois précieux tableaux de Bréa exposés dans leur sanctuaire. Les franciscains avaient vu juste car à leur arrivée, les turcs vont utiliser le couvent et l’église comme quartier général de leurs forces. Un dessin d’Enéa Vico illustrant le siège de 1543 le montre bien: les lieux sont fortifiés et le drapeau turc flotte au sommet de la cathédrale.
Ce siège sera finalement un échec pour les franco-turcs qui, malgré leurs efforts ne prendront pas la ville qui s’est défendue bec et ongles avec des gens comme la célèbre Catherine Ségurane. En septembre 1543, turcs et français s’en vont et Nice va se relever avec l’énergique duc de Savoie Emmanuel-Philibert, surnommé «Testa de ferro» (Tête de fer) qui va transformer la colline du Château, dorénavant débarrassée des civils, en bastion puissamment fortifié, ceci, en quelques années.
Mais, me direz-vous, et notre quartier de la Croix de Marbre qu’en est-il advenu à l’issue de cette période troublée? L’ancien fief des franciscains était complètement détruit, les envahisseurs l’ayant démoli totalement et incendié en partant. Il était hors question pour les religieux d’y revenir.
En 1546, ils contactent les Bénédictins de Saint-Pons et concluent avec ces moines un accord qui leur permet de récupérer une chapelle sise sur la colline de l’ancienne Cemelenum en échange des terrains et biens, fonds qu’ils possédaient à la Croix de Marbre. Les franciscains vont donc émigrer sur les hauteurs de Nice, rebâtir un couvent et une église qui va recevoir les beaux Bréa miraculeusement préservés et que l’on peut encore admirer aujourd’hui. En 1568, on érige le célèbre monument commémorant le Congrès inutile de 1538.
Leur ancien site va redevenir désert pendant plusieurs décennies. Au 18ème siècle pourtant, suite à la destruction de ses fortifications en 1706, Nice quitte son statut de place forte, s’étend largement vers la rive gauche du Paillon (le Pré aux Oies) et commence à accueillir des étrangers, anglais en particulier qui, à la suite du médecin écossais Tobias Smollett sont attirés par les hivers relativement doux de la future Côte d’Azur. C’est ainsi qu’un paléo-tourisme se crée et le phénomène ira en s’amplifiant jusqu’à nos jours.
Cette évolution marque une pause toutefois entre 1792 et 1815 (Révolution et Empire). La Croix de Marbre est abattue en 1794 puis rétablie au même endroit en 1807 .Elle sera de nouveau détruitepar des vandales en 1881 mais reconstruite aussitôt! En face de la Croix, on trouve une colonne de marbre dressée en 1823 pour commémorer les passages à Nice du pape Pie VII en 1809 et 1814.
Derrière cette colonne, s’élève le palais Marie-Christine dénommé ainsi en souvenir de l’épouse du roi très aimé des niçois Charles-Félix. Elle viendra y séjourner en novembre 1826, puis pendant l’hiver 1829-1830 avec son mari. Veuve en 1831, elle fera encore un séjour ici en fin 1834 puis un dernier pendant l’hiver 1842-1843.
Il fut dit aussi qu’à cet endroit, en 1796, Bonaparte harangua ses soldats juste avant de partir pour l’Italie. Une gravure immortalise d’ailleurs cet évènement qui, très probablement n’eut pas lieu ici vu l’exiguïté des lieux à cette époque qui s’accordait mal avec la présence d’une foule dense. Nous pensons qu’il faut y voir là une image d’Epinal à la gloire de l’épopée napoléonienne. En 1815, suite au Congrès de Vienne, le Comté de Nice était retourné au royaume de Piémont-Sardaigne et cela durera jusqu’en 1860 (période dite «sarde»).
La rive droite du Paillon s’urbanise de plus en plus et, la noblesse niçoise qui résidait jusque là dans ses palais vieillots du vieux Nice les délaissent au profit des nouveaux quartiers chics à l’ouest, se trouvant plus à l’aise au contact des familles aisées anglaises qui au fil des ans créent un faubourg bientôt nommé Newborough, terme que les niçois pure laine auront tôt fait de transformer en… Nieubourg !
Très vite donc, la vieille ville va être de plus en plus peuplée par la classe ouvrière niçoise rejointe peu après le Rattachement par des piémontais et des ligures qui vont s’activer dans le bâtiment car Nice, en plein essor économique, se couvre d’hôtels, de belles villas cossues, de casinos et cette main-d’œuvre transalpine (maçons, fresquistes) était très appréciée pour ses compétences en la matière.
Bientôt, le nouveau faubourg va évoluer jusqu’à devenir l’extension de la ville vers l’ouest, facilitée d’ailleurs par la mise en service en novembre 1824 du Pont Saint-Charles plus communément nommé « Pont Neuf » par la population, ouvrage bâti au niveau de la place Masséna actuelle.
Le nouveau quartier, convivial jusque là, va se transformer et la spéculation immobilière ne va pas l’épargner. De grands immeubles de rapport vont s’édifier çà et là par des propriétaires soucieux de rentabilité (déjà!). Entre-temps, s’était posée la question d’un lieu de culte pour la communauté britannique. Après d’âpres négociations avec le pouvoir de Turin, Sa Majesté consentit à lui octroyer un terrain pour y bâtir une église, ses dépendances et un cimetière attenant, à condition que toute la construction reste discrète et revête l’aspect d’une simple villa au plan carré établi par Paul-Emile Barbéri, mais qui s’avéra très vite trop exiguë.
Après 1845 et beaucoup de difficultés politico-administratives, il fut décidé la construction de la Holy Trinity Church, ouverte en 1863, un très beau sanctuaire, restauré récemment. Le cimetière, à lui seul vaut la visite: on y trouve, entre autres, la tombe pyramidale du premier occupant de cette nécropole, le lieutenant-colonel William Vincent (1785-1822) qui, avec son épouse fut un des plus généreux donateurs ayant contribué à la réalisation de cet ensemble.
Aujourd’hui, plus rien ne distingue le quartier de la Croix de Marbre du reste de la ville qui d’ailleurs a étendu son expansion bien au-delà, encore plus à l’ouest pour buter sur la rive gauche du Var, sur l’ancienne frontière entre le Comté de Nice et la France.
Yann Duvivier