LA VIE D’ADELE d’Abdellatif Kéchiche .
Le cinéaste de la Graine et le Mulet (2007) se penche dans son nouveau film sans tabous et sans voyeurisme sur le désir , la sexualité et la passion amoureuse entre deux jeunes filles . Au delà de la liberté qui s’y exprime en une mise en scène exceptionnelle , le cinéaste explore la découverte de la différence confrontée au regard des autres et des milieux sociaux. Les thèmes de la transmission des cultures et du savoir y sont également au cœur. Quelque chose se passe au cours de la projection, comme une sorte de miracle, celui du ressenti et d’une émotion partagée que seule procure une oeuvre d’art quand elle sait toucher en plein cœur. Un superbe hymne à la liberté, à la jeunesse et à la différence …
En court préambule, on voudrait attirer votre attention pour vous dire qu’il faut laisser de côté les polémiques suscitées par le film depuis sa Palme Cannoise, car elles ne pourraient que parasiter le regard vierge qu’il nécessite pour en apprécier toutes ses qualités , et surtout, l’exigence d’un travail de création dont il est l’aboutissement (1) .
C’est bien ce qui importe, et qui nous importe, avant tout . Car l’histoire de la création ( et pas que du cinéma!) est parsemé d’oeuvres dont l’enfantement fut, à tous points de vue , difficile, et qui y ont survécu parce qu’elles réunissent la qualité d’un travail d’écriture, d’un regard humain et une approche de la vérité qui transcende les a-prioris, offrant au spectateur un éclairage nouveau, et La vie d’Adèle inspiré du roman graphique de Julie Maroh Le bleu est une couleur chaude , est de ces œuvres là.
En ce sens , Abdellatiff Kéchiche est dans la continuité de son travail et de son approche des thèmes qui depuis ses débuts ( La faute à Voltaire/ 2000) sont au cœur de son oeuvre et de la quête de cette vérité ,hors de tous préjugés, dont aujourd’hui il bouscule le regard du spectateur en interpellant une approche empathique, envers ses héroïnes, Adèle ( Adèle Exarchopoulos) et Emma ( Léa Seydoux ) , dont il explore les désirs et les ressentis les plus profonds dans leur quête identitaire , au sens le plus large .
La Vie d’Adèle est l’histoire d’un apprentissage amoureux et de la découverte de sa singularité qui la construit sur son parcours vers la vie adulte . Celui d’Adèle 15 ans que l’on découvre au début du film se rendant au lycée , où en classe de littérature, on étudie Marivaux et sa Vie de Marianne. Curieuse et sensible Adèle qui aime bien lire et se laisser transporter par les mots et les idées , y trouve une belle ouverture et un regard sur la femme qui la bouleverse . Jeune adolescente en quête de soi et de l’autre, de cet être à aimer qu’elle n’a pas encore trouvé et dont le manque se fait sentir ( la belle scène de son rêve nocturne mouillé ). Après une expérience sexuelle avec un beau jeune garçon du lycée qui la drague et le trouble sentiment d’une fusion recherchée qui n’est pas au rendez-vous, va trouver sa concrétisation avec une rencontre , celle d’un ange à la crinière bleue, Emma, artiste -peintre, qui va entrer dans sa vie comme une évidence, et dont le coup de foudre de départ se concrétise en une passion folle et le laisser -aller de la découverte du plaisir et de la sexualité en une enivrante harmonie des corps qui emporte tout. Une passion amoureuse qui va être soumise à l’épreuve du temps , et , au cœur du tourbillon de laquelle on est entraînés par le cinéaste qui nous en ouvre les portes pour nous en faire partager l’intimité profonde .
( Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux )
Une approche des personnages soumise aux regards des spectateurs dont Abdellatif Kéchiche interpelle le rapport au cinéma, art dont le rapport à l’image interpelle par le point de vue ( moral ) du regard dont la grammaire du montage peut pervertir la sincérité par une possible manipulation suscitant le voyeurisme. Le voyeurisme , il en avait déjà fait une approche dans Venus Noire (2010) en racontant l’histoire de Saartje Baartman dite la Vénus Ottentote du nom de la tribu Africaine dont elle était originaire , soumise aux regards ambigus et racistes de la société occidentale colonialiste.
Il en poursuit sa mise en abîme dans la vie d’Adèle avec les longues scènes sexuelles explicites soumises au regard du spectateur et dont l’approche de la beauté des corps , de l’intensité du désir , de la sexualité et de la sensualité fusionnelle, sont l’objet d’un regard qui rejette tout voyeurisme en cherchant à en traduire par les plans fixes qui captent et immobilisent leurs ébats dans une sorte d’instant suspendu qui n’appartient qu’à elles . Pas de provocation , pas de voyeurisme , pas question de différence mais d’exploration du désir et de l’amour de l’autre . Car chez Abdellatif Kéchiche, ce qui importe , c’est avant tout ce que l’on perçoit de l’autre sans que les entraves du regard et des préjugés ( sexuels, ,communautaires ou sociaux ) , ne viennent les polluer. Cette vérité de l’autre qui dans son cinéma exprime aussi bien la beauté des gens qui s’aiment , ou la douleur des gens qui souffrent . Et ce sont les nuances de cette quête de vérité confrontée au réel du quotidien, dont ses films sont remplis , à l’image de ce magnifique portrait d’un jeune Maghrébin, qui, dans La faute à Voltaire , se distinguait de tous les clichés habituels véhiculés par le cinéma sur les jeunes de cette communauté. On retrouve, ici, cette approche de vie vie qui s’y exprime au travers d’un montage exceptionnel qui la fait sourdre de tous les plans. Voyez cette séquence de la sortie du lycée où la liaison d’Adèle et d’Emma se fait écho des préjugés et des rejets qu’ils suscitent chez certains ( et réveillés par le débat ,sur le mariage pour tous, que le film tourné avant , anticipe ) .
( Les retrouvailles d’Adèle et d’Emma , dans le parc )
Voyez encore ces séquences des disputes et du désamour où les rapports de forces s’insinuent et s’installent (comme chez Fassbinder) débordant du domaine passionnel vers l’artistique. Voyez dans le prolongement les scènes sur la « faune » des milieux culturels branchés décideurs de la qualité et de la valeur du beau !. . Voyez encore ces repas chez les parents de l’une et de l’autre , dont les menus et les goûts ( spaghetti en sauce , ou huitres ) se font révélateurs à la fois des différences sociales et d’approche ( culture Bourgeoise , culture populaire ) des formes de la culture . Cette culture toujours au cœur des films du cinéaste et dont Adèle se fait « éponge » pour en recueillir le meilleur à transmettre …sa façon à elle, de se faire créatrice.
Abdellatif Kéchiche, offre a ces séquences la dynamique d’un récit qui fait mouche et trouve la juste récompense d’un travail dont il reflète une sorte d’obsession dans la quête de la perfection et du détail. Tout y est pensé jusqu’à remplir les recoins de l’image dans l’arrière-plan d’une notation qui vient faire écho au sujet, comme l’illustre la scène où l’on y voit sur l’écran d’un télévision les images furtives du Journal d’une fille perdue (1929) de G .W Pabst , superbe film sur la liberté sexuelle qui , à l’époque , avait subi les foudres de la censure.
Ce n’est pas un hasard si son travail sur le montage ( six mois ) et celui sur le tournage où il multiplie les prises à la recherche de l’expression juste, est si perfectionniste . Et fait que le miracle se produit dans toutes les séquences où ce qui semble naturel , n’est que le résultat d’un pointillisme acharné pour le révéler à l’issue de prises multiples que la fatigue et le lâcher -prise , finissent par le révéler. C’est le miracle de l’exigence d’un travail qui, aussi , est la marque des plus grands dont Abdellatif kéchicke , est l’héritier. Son sens de la quête du naturel et de l’intimité des personnages fait penser à la fois au Jean Renoir de Toni ( 1935 ), ou , à la liberté inventive du John Cassavetes de Shadows (1958) et de Husbands (1970), ou à André Téchiné , pour son incursion pour son regard sur les rapports humains , dont il fut comédien dans Les Innocents (1987).
( Adèle dans la salle de classe du Lycée )
Son exigeance et sa quête de perfection font penser à Maurice Pialat , Claude Sautet, Les frères Dardenne, Mike Leigh ou Patrice Chéreau l’exigence dans le travail et dont le regard « à vif » sur la passion dans Intimité ( 2001 ) et dans Persécution ( 2009) est du même ordre . Et son sens de l’image, notamment le travail sur les gros plans dont il rempli le cadre de toutes les émotions, n’a d’autre maître, qu’ingmar Bergman. Enfin, cette quête de transmission dont il investi ses films et ses personnages , est tellement sincère et liée à son parcours , que l’exigeance avec laquelle il veut la traduire a quelque chose de vital . Le fils d’ouvrier Tunisien immigré qui a grandi dans les tours des HLM St Augustin à Nice, sait ce qu’il doit à cette culture dont il s’est imprégné en passant par les planches du théâtre de Nice ( 1979-1988 ) et comme comédien au cinéma ( Chez Abdelkrim Blahoul, Rida Behi, André Téchiné ou Nouri Bouzid ) dont l’aboutissment derrière la caméra n’a d’autre but que de la révéler, comme exemple d’enrichissement personnel à ceux qui n’y ont pas facilement accès , en ce sens son film L’Esquive (2003 ), est explicite. Et, ici, la scène ou Adèle explique au jeune garçon qui la drague, sa passion pour la littérature et le pousse à s’y laisser aller, en est un autre bel exemple.
Dans La vie d’Adèle , il élève par son refus de tous les tabous et freins ( culturels , sociaux, communautaires ) sa démarche à la dimension d’une hymne à la liberté citoyenne , au respect de l’autre.
(Etienne Ballérini )
(1)- Abdlellatif Kéchiche s’explique dans un long et très explicite entretien dans Télérama
( No 3324 , du 28 Septembre / 4 octobre ) qui remet les choses à leur juste place.
LA VIE D’ADELE d’Abdlellatif Kéchiche – 2013- Palme d’or Festival de Cannes .
Avec : Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche,Aurélien Recoing, Mona Walravens, Cathérine Salée…
[…] Cannes 2017. Avec Mathieu Amalric, Marion Cotillard et Charlotte Gainsbourg. France 2 à 22h55La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche. Avec Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux. Palme d’Or Cannes […]