Primé à Cinelatino de Toulouse en 2019 et dans d’autres festivals internationaux, Algunas Bestias, second long métrage du cinéaste chilien Jorge Riquelme Serrano, pose un regard cru sur une famille bourgeoise, microcosme de la société chilienne de l’après-Pinochet

Dolores (Paulina García a acquis la reconnaissance internationale avec l’Ours d’Argent obtenu à Berlin en 2013 pour son rôle dans Gloria) et Antonio (Alfredo Castro, l’un des acteurs fétiches de Pablo Larrain), un couple âgé de Chiliens de Santiago appartenant à à la grande bourgeoisie, ont accepté l’invitation de leur fille Ana ( Millaray Lobos) et de leur gendre Alejandro (Gastón Salgado) à venir passer quelques jours sur une petite île verdoyante où ils ont une maison. Avec les petits-enfants ados, Consuelo (Consuelo Carreño), la plus jeune, et Maximo (Andrew Bargsted, remarqué dans Mala Junta), toute la famille débarque et s’installe dans la grande demeure en bois. Les relations ne vont pas tarder à devenir tendues et les choses vont se compliquer quand Nicolas (Nicolás Zárate), l’homme à tout faire, disparaît…
La toute première image intrigue. La vue aérienne d’une île. Pourtant, ce long plan fixe finit par ressembler à une coupe cellulaire sous un microscope. D’autant plus étrange que dans le plan d’après, toujours vu du ciel, et qui le prolonge, on distingue des points qui s’animent… Des insectes ? Sous le regard d’un entomologiste ?
Le climat qui s’instaure rapidement au début, cette vieille maison qui semble renfermer de sombres secrets, la nature mystérieuse, ainsi que la musique angoissante, paraissent annoncer un film d’horreur. Pourtant, il n’y aura pas le moindre mort-vivant, vampire, ou étrange créature sanguinaire venue d’on ne sait où. Les protagonistes d’Algunas Bestias sont bien des êtres humains (Homo sapiens) dont le « zoologue » Jorge Riquelme Serrano observe le comportement dans le cadre d’un quasi huis-clos oppressant. Ils sont affreux (intérieurement), sales (intérieurement) et méchants (intérieurement et extérieurement), mais contrairement au film d’Ettore Scola, ils n’appartiennent pas au quart-monde des invisibles.

La première partie du film plante le décor et présente les personnages. En dépit des apparences, on s’aperçoit rapidement que la famille est loin d’être harmonieuse. Le vernis de la bienséance, des bonnes manières et de la respectabilité a vite craqué. Antonio et Dolores déplorent le mariage de leur fille avec Alejandro qui n’appartient pas à leur classe sociale et pour lequel ils n’ont que du mépris. De son côté, Alejandro n’a pas beaucoup de considération pour son employé. Quant à Maximo et Consuelo ils jouent à un jeu trouble presque incestueux. Les rapports entre les parents, Ana et leur gendre deviennent conflictuelles lorsque leur fille leur parle de leur projet d’investissement dans l’écotourisme et sollicite leur aide. L’argent conditionne les relations humaines et révèle la véritable nature des parents et leurs perversions. La « disparition » de Nicolas, l’isolement, l’inconfort (le manque d’eau potable et de chauffage… sans parler de l’absence de réseau !), ne font qu’aggraver la situation et précipiter le règlement de comptes, au lieu de la solidarité et de l’entraide.
Du côté de la réalisation, à la qualité de l’interprétation portée par Paulina García et Alfredo Castro, on associera le travail sur le son qui accompagne, sans lourdeur, le climat pesant, ainsi que celui sur sur l’image avec des choix parfois audacieux au niveau des prises de vues (format scope, cadrage, plans aériens, vues depuis le dessous d’une table).

Algunas bestias, second long métrage du cinéaste, sombre portrait d’une classe dominante, revêt une importance particulière dans le contexte chilien. « Algunas Bestias est un miroir, un portrait de la société chilienne, souligne Jorge Riquelme Serrano. C’est un film douloureux, naturaliste et urgent, qui s’attache à faire réfléchir le public, d’une manière franche et douloureuse.
J’ai utilisé de mot « abus » comme structure cinématographique : je voulais que l’abus marque transversalement toute l’histoire, comme une espèce de symptôme social dont souffre la société chilienne. On le voit actuellement, il y a un réveil social après des années d’abus. C’est ce sentiment de vivre dans d’un pays très injuste, abusif sur tous les plans, très inégal, qui, avec une rage accumulée a éclaté en octobre 2019. Il me semblait urgent d’en parler parce que lorsque je regardais les nouvelles, je discutais avec les gens, j’avais la sensation que dans ce pays prospère, avec une précarité interne, une poubelle était cachée sous un tapis très lourd (…) Je me suis dit qu’avec cette famille, on avait une société, six personnages, des classes sociales, les beaux-parents avec le pouvoir économique détenu par la belle-mère, pouvoir que n’a pas le beau-père – il est le personnage parasite, attaché à cet argent, même s’il est une figure très puissante. »
Pour Alfredo Castro, l’acteur principal : « Le regard porté par le film sur la famille Chilienne est effectivement très politique. Il raconte l’oppression des femmes, de la classe populaire et aussi la décadence de la bourgeoisie. Il y a plusieurs « couches » de lecture de la domination sociale. ll y a une forme de chantage de la part de l’ancienne génération qui a le pouvoir de l’argent et qui entretient une domination sur les plus jeunes. » (Cinelatino – Toulouse 2021).
Algunas Bestias de Jorge Riquelme Serrano, avec Paulina García, Alfredo Castro, Andrew Bargsted, Gastón Salgado, Consuelo Carreño, Millaray Lobos, Nicolás Zárate (Drame – Chili – 2019 – 95 minutes – Date de sortie : 20 avril 2022)
La bande annonce du film (Tamasa – 2022 – Vostf – 1mn42)
Sur Algunas Bestias et le cinéma chilien – Cinélatino à Toulouse
En 2019, Algunas Bestias avait remporté trois prix à Cinéma en Construction (plate-forme professionnelle) :
Prix Cinéma en construction
Prix Cine+
Prix des Distributeurs et Exploitants européens.
Cette même année, le film a également été récompensé au Festival de La Havane (Meilleur réalisateur et Prix spécial du Jury) et de San Sebastian (Meilleur réalisateur)
La vitalité du cinéma chilien – Cinelatino 34e édition – 2022
Lors de la 34e édition de Cinélatino, fin mars/début avril,
– 3 films chiliens sur 12 étaient en compétition dans la sélection Long métrage de fiction
– Claudia Huaiquimilla (Réalisatrice de Mala Junta) a remporté le Grand Prix et le Prix du Public pour Mis hemanos sueñan despiertos.
– à Cinéma en Construction, le Chili a remporté trois prix avec le film de Manuela Martelli, 1976 (Prix Cinéma en Construction, Prix Ciné+ et Prix Le Film Français). C’est le premier long métrage de Manuela Martelli, également actrice.
Le Chili en quelques dates :
11 septembre 1973 : Coup d’Etat militaire avec l’aide de la CIA qui renverse le gouvernement élu démocratiquement de Salvador Allende
1973 – 1990 : dictature avec au pouvoir le général Augusto Pinochet , chef de la junte militaire qui s’autoproclame président.
1988 : défaite de Pinochet au référendum portant sur son maintien au pouvoir qui ouvre une période de transition et permet la fin de la dictature militaire et le retour de la démocratie en 1990.
1990 -1994 : Présidence Patricio Aylwin Azócar, représentant de la Concertation des partis politiques de gauche et centre gauche
11 mars 2006, élection à la présidence de Michelle Bachelet Jeria (PS), première femme à être élue au suffrage universel d’un pays d’Amérique Latine.
11 mars 2010, élection de Sebastián Piñera Echenique (Renovacion Nacional) qui marque l’alternance politique avec le retour de la droite au pouvoir.
Mai à septembre 2011 : énorme mouvement étudiant violemment réprimé.
2012 : le mouvement lycéen et étudiant se poursuit
Décembre 2013 : élection à la présidence de Michelle Bachelet Jeria (PS) pour un deuxième mandat.
Décembre 2017 :élection à la présidence de Sebastián Piñera Echenique (En avant le Chili, centre droit), qui revient au pouvoir.
2018 : l’Église chilienne est ébranlée par une longue série de scandales d’abus sexuels. Printemps : mouvement #niunamenos (« pas une [femme] de moins ») : révolte étudiante contre le sexisme. Manifestations massives et occupation d’une vingtaine d’universités, dont l’Université catholique.
Août : la Cour suprême du Chili ordonne la saisie des biens ayant appartenu à l’ex-dictateur Augusto Pinochet (1973-1990).
Février 2019, février : la justice reconnaît le général Pinochet responsable de la mort de l’ancien président Frei Montalva. 37 ans après les faits, 6 personnes ont été condamnées pour l’empoisonnement de l’opposant pendant la dictature.
Mars : la justice chilienne condamne pour la première fois l’Église chilienne à indemniser des victimes d’agressions sexuelles.
Automne : une crise sociale sans précédent secoue le pays et fait au moins 22 morts et plus de 2 000 blessés, dont des centaines victimes de lésions oculaires. La protestation, déclenchée le 18 octobre par une augmentation du prix du ticket de métro à Santiago, s’est vite étendue à des revendications plus larges.
25 octobre 2020 : les Chiliens sont appelés à voter par référendum sur la réforme de leur Constitution, héritée de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Le « oui » à une nouvelle Constitution l’emporte avec plus de 78%.
19 décembre 2021, 19 décembre : Le candidat de gauche Gabriel Boric (35 ans) remporte le deuxième tour de l’élection présidentielle au Chili, face à un adversaire d’extrême droite, José Antonio Kast. Le nouveau président promet de profondes réformes sociales dans l’un des pays les plus inégalitaires de la planète.
21 janvier 2022, 21 janvier : le président élu Gabriel Boric présente son gouvernement, composé de 24 ministres, dont 14 femmes.
11 mars 2022 : à 36 Gabriel Boric devient le plus jeune Président de l’histoire du Chili.
Philippe Descottes