Les destinées brisées de deux sœurs fusionnelles séparées par la vie . Une superbe fresque romanesque et aux accents de mélodrame. Le nouveau film du cinéaste Brésilien d’origine Algérienne a obtenu le Grand Prix « Un certain Regard », au festival de Cannes 2019.

Révélé par Madame Sata (2002) au festival de Cannes où son film était en compétition officielle , son récit sur les quartiers « chauds » de Rio De Janeiro inspiré d’un personnage réel brossait le portrait d’un Brésil en mutation où culture Afro-Brésilienne et évolution des mœurs s’affichaient plus librement. Le cinéaste né d’un père Algérien et d’une mère Brésilienne, a construit depuis une œuvre au cœur de laquelle son cinéma reste profondément marqué par ses doubles racines culturelles et le poids des traditions qui perdurent au cœur desquelles , notamment ses récits de fiction explorent, les rapports humains qui s’y déploient, cherchant à échapper aux carcans qui les emprisonnent. C’est le cas ici de ces deux jeunes sœurs issues d’une famille de la classe moyenne Brésilienne dont son film s’est inspiré du roman éponyme ( paru aux éditions Denoël ) de la romancière Martha Batalha. On y découvre ,les deux jeunes sœurs, Euridice 18 ans ( Carol Duarte ) et Guida 20 ans ( Julia Stockler) au cœur des années 1950 avec leurs rêves et désirs de jeunesses , qui vont se retrouver confrontées au conservatisme ambiant et pesant qui bouleversera leurs vies . Euridice , rêve de devenir pianiste professionnelle et voudrait postuler pour le très renommé conservatoire de Vienne. Guida ,très amoureuse de « son » marin Grec voudra faire sa vie avec lui. Mais voilà , à vouloir construire son propre avenir et « défier » le conservatisme parental et les règles établies d’une société qui ne l’est pas moins à cette époque , c’est s’exposer à des sanctions. Et au rejet d’une société machiste et phallocrate au cœur de laquelle l’émancipation féminine est mal vue !. Son film est la résultante d’un fort désir : « de rendre visibles tant de vies invisibles, comme celles de ma mère, de ma grand-mère, de mes tantes et de tant d’autres femmes de cette époque. Leurs histoires ne sont pas assez racontées, ni dans les romans, ni dans les livres d’histoire, ni même au cinéma » , dit-il …

Embrasser sur plusieurs décennies les destinées de ses héroïnes et brosser l’état des lieux d’une époque en forme de constat social tragique , ne pouvait que s’exprimer par les ressorts du mélodrame dont le cinéaste a fait le choix. Celui qui lui permet de nous entraîner au cœur des émotions vécues par les deux sœurs rejetées parleur famille, conduisant à la tragédie d’une séparation dont la quête des retrouvailles, constituera le « fil » du suspense du récit, et de son « twist » final, qu’on vous laissé découvrir. Le choix d’Euridice bridé, contrainte de se « plier » au désidérata familial d’une « vie rangée » brisant ses aspirations artistiques. Tandis Guida qui s’enfuira avec son beau marin Grec qui la mettra enceinte , et délaissée revenant au bercail familial s’en verra chassée sans ménagement ! . Pas question de recueillir …une fille- mère , qui fait honte !. Guida va devoir se débrouiller, cherchant à renouer le lien avec sa sœur qu’elle imagine , avoir réussi à Vienne…mais ses lettres resteront sans réponse .Et pour cause , tout a été fait pour qu’elles restent séparées… chacune à son tour emportée par le tourbillon se retrouvant rejetée de la cellule familiale, devenant des « invisibles » dont les rêves brisés sont le prix à payer de leur audace à vouloir réclamer un place qui ne leur est pas due , ni autorisée !. La belle idée du récit est de nous immerger , au plus près du vécu des destinées de ces vies « bridées » dont le sort qui leur fait, est justement de balayer d’un revers de mains et sans remords…toute possibilité de s’épanouir. En nous plongeant au cœur de l’intimité de leur vécu et de la violence qui s’y inscrit, Karim Haïnouz en construit un magnifique et édifiant pamphlet édifiant , en forme d’état des lieux. Celui d’une violence psychologique subie , qui s’ajoute à celle , parfois physique d’un devoir conjugal de soumise. Celui par lequel Euridice subira les assauts sexuels d’ un mari perpétuant l’héritage machiste et paternel des traditions familiales du « devoir conjugal » auquel elles doivent se soumettre . La cruauté et la violence y sont au cœur , et trouvent écho dans la parralléle qui est fait entre les relations de l’avant et l’après-mariage ( qu’illustrent des séquences édifiantes ) où le prolongement de l’harmonie s’y retrouve anéanti par la tradition de soumission qui va prendre ses droits. …

A cet égard , le film n’hésite pas à aborder avec une frontalité crue la thématique de la sexualité et du mari dominateur dans le couple … Euridice devra dire désormais adieu à ses rêves de pianiste et d’artiste , sacrifiés au désir masculin . L’emprise de l’enfer familial ne lui permettra même plus de jouer ( la belle scène où elle joue du chopin …) ses airs favoris, sur un piano désormais condamné au rebut .Tandis , qu’en parallèle la destinée de Guida , la fille- mère rejetée par sa famille permettra au cinéaste de prolonger, le sombre tableau en nous projetant dans une autre enfer. Celui dans lequel se retrouve Guida réduite à se débrouiller toute seule avec son enfant, et qui , après avoir tout tenté et essuyé d’innombrables refus, y compris ceux des aides administratives , va devoir partager le sort des autres filles – mères. Elles aussi « invisibles » reléguées dans le quartiers mal-famés de la ville, où la violence et la prostitution sont le lot quotidien humiliant , d’une oppression subie. Au cœur du désespoir et de l’isolement, le cinéaste a voulu y inscrire la « lueur » de l’espoir par l’empathie avec laquelle il nous immerge avec ses personnages et le flot dés événements qui en conduisent, la trame mélodramatique . C’est l’autre belle idée du récit auquel il a voulu impulser la dimension, du conte. L’inscrivant dans le tourbillon du mélodrame dans lequel on est emportés par la tragédie qui s’y joue, et y faire émerger de cette puissance émotionnelle qu’il génère: la dimension solidaire . « J’étais déterminé à filmer un conte de la solidarité, une histoire qui souligne à quel point nous sommes plus forts ensemble qu’isolés, quelles que soient nos différences.. », dit-il . Sa mise en scène dont le traitement des images saturées renvoie son écho aux sentiments excessifs, de la même manière que la bande musicale accompagne- ou répond par ses vibrations- à celles de la cruauté et ( ou ) des larmes des personnages. Son film dont le cœur bat à l’unisson avec ses protagonistes , devient miroir d’une époque. Celle , dont le bouleversant portrait des deux soeurs sacrifiées sur l’autel du machisme, ouvre par la dimension du conte à l’espoir d’un possible, et meilleur futur .
(Etienne Ballérini )
LA VIE INVISIBLE D’EURIDICE GUSMAO de Karim Haïnouz- 2019-Durée: 2 heures 19 minutes.
AVEC : Carol Duarte , Julia Stockler, Grégorio Duvivier, Barbara Santos, Flavia Gusmao,Maria Manoella, Antonio Fonseca, Cristina Pereira, Gillray Coutinho, et Fernanda Montenegro…
[…] City à 15h30L’Illusionniste de Sylvain Chomet (2010). Animation.Ciné + Club à 18h55La Vie Invisible d’Euridice Gusmao de Karim Aïnouz. OCS City à 20h40Guy de et avec Alex Lutz (2018). César du meilleur […]