Adapté du récit autobiographique de Marguerite Duras, le nouveau film de l’auteur de Voyages ( 1999 ) et de Je ne suis pas un salaud ( 2016) , transpose magnifiquement en « images », cette « douleur » vécue par l’écrivaine. Celle de la violence de sentiments contradictoires s’inscrivant dans l’attente insupportable du sort de son mari, le résistant Robert Antelme, arrêté et déporté dans un camp de concentration.
Les premières images du film nous plongent dans la France de Juin 1944. La voix et le mots de marguerite, en attente: « il pourrait revenir …sonnerait à la porte » et l’image fantasmée qui concrétise ce retour, tant attendu . Celui dont se fait l’écho cette certitude murmurée « chaque heure, chaque jour je pensais : il n’est pas mort en camp de concentration » de l’espoir, qui permet de faire front à la souffrance et à la douleur quotidienne de l’absence. Cette douleur révélatrice aussi de tous les compromis auxquels elle peut conduire, et la honte qu’ils suscitent. A l’image de la « dépendance » à cet inspecteur -manipulateur, Rabier ( Benoît Magimel ) agent de la Gestapo, sur lequel repose l’espoir de sauver son mari. Ces premières images mettent en place rapidement la douleur ressentie de cette longue attente qui dure depuis plus d’un an et l’arrestation de Robert Antelme. Celles où s’inscrivent subtilement- au fil du temps et de la souffrance endurée – tous les éléments conscients ou inconscients, d’une distance nécessaire exprimée dans le » pourquoi attendre ? » , soulignant , la nécessité de s’en extirper. Celle qui finit, par habiter Marguerite ( Mélanie Thierry, magistrale) à bout de nerfs , passant tour à tour de l’angoisse quotidienne qui lui fait espérer le retour de Robert, à celle de la certitude de sa mort qu’elle commence, presque… à accepter. Le double miroir, d’une douleur mentale et abstraite, vécue par Marguerite. Puis ce retour inespéré, et l’autre insoutenable souffrance de la résurrection d’un corps martyre …ramené de Dachau, par ses amis résistants .

Cet insupportable image d’un corps meurtri, Emmanuel Finkiel a choisi de refuser de le filmer, expliquant : » le corps de celui-ci … était au bord de la mort , au bord de la fosse … ça n’a pas été facile de trouver l’image juste (…) Pour moi le corps d’Antelme tel qu’il revient incarne le dernier degré avant la mort , il n ‘était pas filmable, le film dit ça aussi… » . Par contre , il filmera à l’hôtel Lutécia de Paris où sont recueillis, ces déportés amis d’Antelme « qui ont encore des corps et des visages humains… », et témoigneront sur les conditions de sa détention et l’horreur des camps. Le souvenir de ces « absents » revenus de l’enfer dont la présence a habité le quotidien de tous ceux qui espéraient leur retour. Et cette douleur intime exprimant une peine qui «…n’est pas à la mesure de tout l’amour que l’on avait pour eux, ni à la mesure de ce qu’on montre aux autres .... », souligne-t-il. Ce n’est pas de la pudeur , mais plutôt une sorte de repli sur soi-même, en forme de protection. Celle qui va conduire a en refuser, la dépendance devenue une plaie vive, par le biais de cette présence douloureuse ravivée a chaque instant par l’espoir de ce retour, souhaité. Le cinéaste n’élude pas, bien au contraire tous les aspects contenus , et ( ou ) plus ou moins explicites du récit qu’en fait Marguerite Duras qui rendent son adaptation passionnante. Au cœur de la toile de fond des événements et d’un conflit qui se précipite au cours du printemps 1945 , avec l’intervention des Alliés et la chute de l’Allemagne. Puis l’effervescence de la Libération et le contrecoup qui va suivre de la mise en place d’une certaine histoire « officielle » qui par souci de reconstituer « l’unité du Pays » , va mettre en place les éléments, d’une réalité occultée …

La page de la fracture de Vichy et la collaboration vite tournée , Pétain gracié par De Gaulle , les lois d’amnistie pour les collaborateusr , les camps et la Shoah rejetés dans l’oubli dont le film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard ( 1964) ravivera le souvenir , accompagné par les témoignages de « rescapés » jusque là, restés murés dans le silence . Cet « oubli » dont se fait écho le récit de Marguerite Duras lors des séquences de la libération, est doublement passionnant dans ce qu’Emmanuel Finkiel , lui renvoie . A la fois par l’émouvant personnage de Madame Katz ( Magnifique Shulamit Adar ), la voisine et amie juive de Marguerite dont la fille handicapée a été exterminée avec d’autres ,dès son arrivée au camp. Concernant « ce silence d’état là, qui était présent dans le récit de Duras , écrivant que sa douleur n’était reconnue par les autres ». Emmanuel Finkiel , en prolonge l’écho qui souligne : « et que fait Robert Antelme ?. D’une manière surprenante , au lieu d’épouser sa destinée de résistant , il épouse celle des juifs, tziganes, homosexuels, handicapés… ». Au cœur des séquences de la « libération » de Paris, il inscrit également ces scènes fortes : celle où Marguerite qui , avant que la foule ne l’envahisse traverse la place de la Concorde vide , à vélo . Ou celle ( à la brasserie St Georges…) où elle fait face à des collabos , et se réjouit de la défaite Allemande !. Tandis que c’est , derrière les vitres fermées de sa fenêtre où elle cache sa douleur , qu’elle contemple la population se réjouir, fêtant la libération de Paris et entonner,l’hymne national…

On se doit encore de relever dans la première partie du film , l’évocation des résistants du groupe de François Morland ( Grégoire Leprince -Ringet, incarnant François Mitterrand) dont le « collabo » Pierre Rabier cherche à démanteler le réseau . Le portrait de Rabier , il le complète par la partie du récit « Monsieur X, dit ici Pierre Rabier » qui lui est consacré par Duras dans le recueil des six récits composant la douleur. Celui-ci, lui permettant de « peaufiner » le portrait nuancé et passionnant, d’ambiguïté de Rabier : est-il amoureux de cette dernière ? , ou comme il le dit admire-t-il l’écrivaine lui qui veut devenir éditeur et qu’il rêve un jour de Publier ?, où, simplement se sert-il d’elle et de sa faiblesses , pour recueillir des informations sur le réseau, et faire tomber Morland ?. On y découvre aussi l’autre personnage important qui, à ce moment là, partage la vie de Marguerite , Dionys ( Benjamin Biolay) à la présence protectrice et sensuelle à la fois . Mais qui ne ménagera pas cette dernière, lorsqu’elle s’enferme dans sa « distance » souffrante : « vous êtes plus attachée à votre douleur qu’à Robert Antelme ? » , mais qui sera pourtant du « commando » pour libérer ce dernier , du camp . Le cinéaste a été très scrupuleux sur son travail de recherches historiques afin de traduire une réalité qui lui tenait à cœur dont il a vécu enfant , par le biais de son père cette « douleur » dont parle le récit de Marguerite Duras. Et surtout ce sentiment ressenti , de la « présence concrète de l’absence » des êtres chers , dont il témoigne : « Cette femme qui attend le retour de son mari des camps de concentration et, alors que tout le monde revient, lui ne revient pas… Ce personnage faisait écho à la figure même de mon père, qui était quel qu’un qui attendait toujours, me semble-t-il. Même après qu’il ait eu la certitude que la vie de ses parents et de son frère s’était terminée à Auschwitz. (.. .) Pour ces gens qui n’avaient pas de dépouille, l’absence était toujours présente. Et ce n’était pas une idée intellectuelle, c’était très concret. La présence de l’absence… De mon point de vue, c’était ce que racontait La Douleur : être face à cette présence. Replié sur soi-même, un voyage intérieur. »….

Son film , servi par un « trio » d’interprètes formidables dont le cinéaste souligne à juste titre l’engagement exceptionnel dans leurs rôles , qui lui a permis d’enrichir les « nuances » qu’ il souhaitait offrir au « voyage intérieur » de chaque personnage. A son choix de comédiens et à sa direction d’acteurs, s’ajoute celui de sa mise en scène, dont le travail sur les gros plans ( visages , détails vestimentaires , gestes et expressions …) accentue encore l’intimité de chacun d’eux . A l’image de ce plan furtif , du regard posé par un enfant sur Marguerite , qui , un instant illumine d’espoir par le sourire qui l’accompagne , la détresse de Marguerite. Et le choix de ces plans très précis où l’utilisation du rapport: netteté / flou, de l’image renvoie au » flou » des zones d’ombres , et ( ou ) à celui d’une distanciation reflétant les états -d’âme ( rêves , souvenirs, angoisses …). Comme l’exprime le » flou » magistral du final sur la plage italienne , qui enveloppe la silhouette de Robert Antelme . La douleur de son voyage intérieur dont les mots de Marguerite scandent la présence hypnotique, Emmanuel Finkiel a trouvé, lui , les images qui la servent pour la traduire admirablement . Trop souvent galvaudé comme élément publicitaire, le mot chef- d’oeuvre, on préfère en rester avare dans nos critiques. Pourtant cette fois-ci on ne résiste pas à l’employer car c’est à nos yeux un très grand film , un chef d’oeuvre d’une rare intensité émotive qu’Emmanuel Finkiel, a réussi . N »hésitez pas à aller le découvrir…
LA DOULEUR d’Emmanuel Finkiel – 2018- Durée : 2 h 06.
Avec : Mélanie Thiérry, Benoit Magimel, Benjamin Biolay, Grégoire Leprince-Ringuet, Shulamit Adar , Emmanuel Bourdieu, Anne-Lise Heinburger, Patrik Liana…
LIEN : Bande-Annonce du film La Douleur d’Emmanuel Finkiel .
Un film très réussi.