Une famille Algérienne, ses enfants et leurs amis .Vingt ans après les années du terrorisme. Les séquelles d’une guerre civile, les illusions perdues, et celles d’une jeunesse qui se cherche un avenir dans les rues d’Alger la blanche . Un constat amer, et un grand film à ne surtout pas manquer …

Un balcon avec vue superbe sur la ville . Les multiples sonorités perçues du haut de ce panorama qui nous invite à nous immerger dans les rues et y découvrir les habitants et leurs histoires. Nous voilà dans le plan suivant, avec Amal ( Nadia Kaci ) professeur d’Université et mère de famille – faisant corps avec cette ville , ses quartiers et ses artères – et ce qu’elles représentent pour elle . Plus loin dans un immeuble , on retrouve Samir (Sami Bouagila ) son mari gynécologue en plein travail . Sollicité pour un rendez-vous urgent: il va s’y plier , retardant celui avec sa femme pour fêter le Vingtième anniversaire de leur mariage. Nous sommes au cœur de l’année 2008 , vingt ans après les événements de 1988 auxquels , alors , le jeune couple de militants progressistes qu’ils étaient , avaient participé aux manifestations du soulèvement populaire qui avait mis fin au parti Unique et provoqué l’ouverture démocratique du pays . Ouverture de courte durée , en effet , après les élections de 1991 et la victoire du FIS ( Le Front Islamique du Salut ) , le pays s’est enlisée dans un conflit, celui d’une décennie noire et d’une « guerre civile » qui ne voudra pas dire son nom . Les séquelles restées vivaces, sont au cœur de ce récit à l’inspiration autobiographique revendiquée par la cinéaste faisant partie de cette génération des jeunes d’une vingtaine d’année dont les parents ont vécu ces années sombres dont les cicatrices subsistent dans les cœurs des partisans de la démocratie …

Le film de Sofia Djama , qui en témoigne cherche à analyser leur ampleur en même temps que le malaise. Celui d’une génération de parents ayant perdu leurs illusions et devant s’interroger sans doute aussi, sur leurs responsabilités . Devant faire face aux revendications d’une jeune génération , celle de leurs enfants, qui en subissent les conséquences et cherchent – à leur manière- à s’y soustraire empruntant des chemins parfois sinueux . A l’image du fils de Samir et Amal , Fahim (Amine Lansari ) et de son ami Reda ( Adam Bessa ), et leur copine Fériel ( Lyna Koudri – Prix d’interprétation de la section « Orrizonti » au Festival de Venise ). Portés par leurs rêves et leurs propres codes pour tenter de se soustraire à une réalité oppressante dont ils vivent le lourd quotidien. Pas facile pour eux comme pour leurs parents de trouver les bonnes réponses et faire les bons choix. C’est cette complexité d’un vécu dont le récit de la cinéaste se fait l’écho qui fait la richesse et la force de son film. Celle de donner à regarder en face une réalité et d’en décrire les séquelles : « On a même du mal avec le mot « guerre civile », on dit « tragédie nationale » ou « décennie noire », et quand on prononce le mot « guerre », on le dit du bout des lèvres, timidement, comme si on avait peur d’en débattre, peur de se souvenir de nos morts. Pourtant, elle est dans la mémoire de tous, elle nous a tous touchés d’une manière ou d’une autre, elle n’a épargné aucun d’entre nous, quelle qu’ait été notre appartenance sociale », explique la cinéaste. Et ce poids là , une séquence magnifique, le décrit dans toute son intensité et complexité. Celle du salon dans lequel Samir et Amal réunis avec leurs amis d’hier, évoquent le passé et les choix que chacun a dû faire lors de cette « décennie » sanglante .Très vite , après les gentillesses d’usage, les reproches et les invectives fusent , les « accommodements» ( par lâcheté ou peur des représailles ?..) de certains avec le pouvoir , ceux qui ont choisi de quitter le pays après l’assassinat des amis, les divisions sur le présent et la montée de l’intégrisme religieux, la répression policière qui s’accentue . La réunion tourne aux règlements de comptes , on se quitte fâchés… espérant tout de même , comme le dit Samir « on les appellera , on fera des excuses et ça s’arrangera… » . Et , les relations reprendront comme avant .Comme si de rien n’était!…

L’anniversaire de mariage du couple est bien mal parti. Le couple qui continuera, lui , à se déchirer sur l ‘avenir du fils que la mère souhaite voir partir à l’étranger ( en France… ) faire des études et y construire son avenir, refusant de le voir rester « ce pays est trop abîmé , je veux pas lui donner mon fils ! » dira-t-elle à son mari trop conciliant « on s’est battus, on a survécu , c’est déjà ça ! », avec un contexte présent qui va les rattraper lors de cette sortie nocturne au restaurant, enlevant sans doute à Samir ses dernières illusions. Dans ce registre , la cinéaste Sofia Djama dont c’est le premier long métrage , réussit magnifiquement à traduire l’enfermement dans lequel vit la génération des parents et de leurs amis combattants d’hier . Se coupant d’une réalité, enfermés dans les « codes » du cadre Bourgeois dans lequel ils vivent et dont les tensions qui finissent par s’y installer sont révélatrices, des ruptures qui s’y inscrivent . Celles du règlement de compte cité ci-dessus avec leurs amis, qui , au delà des accommodements et d’un certain aveuglement , y voit fustigés surtout le cynisme et l’hypocrisie, symbolisés par le personnage du journaliste ( Faouzi Bensaïdi) . Au sein du couple, c’est la (belle ) scène de la séparation de leurs corps lors de la scène de danse qui symbolisera leur rupture, concrétisée ( définitivement? ) par la dispute au sujet de l’avenir de leur fils, lors de leur sortie nocturne au restaurant où ils fêtent l’anniversaire de leur mariage. C’est ce qui en dit long sur les personnages lorsqu’ils se retrouvent confrontés à ces vérités auxquelles ils doivent faire face , et ne pouvant s’y soustraire . D’autant que face à eux , il y a cette jeune et nouvelle génération( celle de leurs enfants ) , qui se retrouve confrontée à un contexte et a une réalité qui leur a été laissée en héritage, à laquelle ils cherchent de s’adapter avec leurs propres repères…

« Au même moment, Fahim et ses amis, Fériel et Reda, errent dans une Algérie différente, sous tension, mais dans laquelle ils trouvent des espaces de liberté, car, contrairement à leurs aînés, ils continuent de rêver en créant leurs propres codes, en vivant avec leur société et en essayant de s’y frayer un chemin sans la juger », souligne la cinéaste . Ces « espaces » et leur quête , la cinéaste les décrit avec une belle intensité réaliste. Offrant aux trois portraits d’adolescents, à la fois les élans d’une quête de liberté et d’affirmation de soi . Celle qui les entraînera par exemple Fahim et ses amis, dans le « squat » secret où il n’y a pas d’interdits : on peut s’y faire tatoue, boire, fumer de l’herbe, faire de la musique ( « le Tacquwacore « , musique Punk à la sauce Muslim ), ou l’amour !. Fahim , et son ami Reda qui cherche à l’entraîner dans son élan religieux intégriste . Celui que refusera de suivre , leur amie Fériel . Les aspects des possibles dans lesquels sont attirés les trois amis se font révélateurs des espaces qui s’ouvrent à eux , et des dangers – aussi – qui les guettent dans une société sous pression des interdits , et où la police du pouvoir omniprésente veille . Les espaces de liberté y sont difficiles à conquérir dans une ville où « l’esthétique est si particulière : une lumière oppressante, un urbanisme stalinien qui écrase ses habitants, les vestiges d’une architecture coloniale haussmannienne, mais aussi mauresque, art déco, moderniste école Le Corbusier, bref une confusion architecturale qui incarne parfaitement la relation tumultueuse de l’Algérie avec son Histoire ! Et je voulais que cette esthétique articule et rythme ma narration noctambule » , explique t-elle . Au cœur de celle-ci donc et sa lumière, ce sont deux beaux personnages féminins qui y inscrivent et portent l’espoir. Celui d’Amal , la mère qui va continuer à se battre prête à tout pour assurer l’avenir de son fils . Mais surtout , celui de la jeune génération incarnée par Fériel , faisant preuve d’une énergie incroyable et surtout d’une maturité et indépendance indomptable . Fériel, en train de se construire sa liberté à la fois au foyer et dans la société . Au foyer dont – sa mère morte- elle a désormais la charge d’un père dépressif et d’un frère encombrant. Et dans la société où elle organise ses études et ses relations , et y construit son indépendance pour s’ouvrir et incarner le futur, l’espoir ( ?) de son pays …
Le film est servi par une distribution et interprétation remarquable, où , en dehors des comédiens professionnels impeccables , les interprètes amateurs qui la complètent sont en osmose , dirigés de manière magistrale . La cohésion et la force dramatique du récit, la dimension oppressante du constat et du contexte politique qui s’en dégage n’en est que plus efficace . Un grand film…
(Etienne Ballérini)
LES BIENHEUREUX de Sofia Djama – 2017- Durée : 1h 42 .
Avec : Sami Bouagila , Nadia Kaci, Manine Lansari, Adama Bessa, Lyna Khoudri , Faouzi Bensaïdi….
LIEN : Bande-Annonce du film , Les Bienheureux de Sofia Djama.
[…] (Entretien avec Juliette Ritzer pour TroisCouleurs – 6 mai 2020)Lyna Khoudri (Comédienne – Les Bienheureux, Hors Normes, Papicha) : « Aller au cinéma, dans l’absolu, est une bonne raison. Et le […]