Je me souviens de toutes tes pièces, Uncl’ Will. Même de celles que je n’ai pas lues, même de celles que je n’ai pas vues. Il faut dire que des pièces, tu en as commis une quarantaine. Mais es-ce toi qui les as écrites? That is the question.
Je me souviens qu’il y a 11 pièces tragédies, 12 comédies, 9 pièces historiques, 5 « inclassables », sans compter les œuvres poétiques.
Je me souviens que, comme la plupart des écrivains de ton époque, tu n’écrivais pas toujours en solitaire : un certain nombre de tes œuvres résultent de collaborations.
Je me souviens qu’Il est probable également que certaines pièces aient été en partie rédigées au cours des répétitions et contiennent la transcription d’apports personnels des acteurs.
Je me souviens que la première de tes tragédies est certainement la plus sanglante. Elle décrit un cycle de vengeances qui oppose Titus, général romain imaginaire, à son ennemie Tamora, reine des Goths.
Je me souviens que Peter Brook disait que cette pièce parle des émotions les plus modernes – de la violence, la haine, la cruauté, la souffrance.
Je me souviens que Jan Kott* écrivait que si cette pièce comportait un sixième acte, tu ferais marcher les acteurs sur les spectateurs du premier rang.
Je me souviens qu’une de tes œuvres les plus « noires » a été l’objet d’une superstition théâtrale.
Je me souviens qu’elle veut qu’elle soit maudite et qu’il faille plutôt l’appeler « la pièce écossaise » que prononcer son nom sur scène.
Je me souviens que le « héros » n’avait peur que d’une seule chose, c’est que le bois de Birnam marche vers Dunsinane. Ce qui, bien évidement, ne se peut.
Je me souviens que, en anglais, si l’on fait suivre un verbe de sa forme négative, on ne répète pas le verbe : ainsi, si l’on dit en français : « être ou ne pas être« , on dira en anglais « to be or not » (to be étant induit).
Partant de là,je me souviens qu’ il ne faut pas prononcer « to be or not to be that is the question » mais « to be or not – virgule– to be that is the question« . Soit en français : « Etre ou ne pas [être], être est la question« . Ce qui change tout. **
Je me souviens que certains metteurs en scène reviennent régulièrement te visiter, ainsi Daniel Mesguich qui remonte tous les dix ans la pièce sur le prince du Danemark.
Je me souviens qu’à propos de ta pièce historique la plus célèbre, un élève de Georges Lavaudant pensait que le héros était un être de fiction. Et pourtant…
Je me souviens que ce « héros » parlait de lui en ces termes : « moi en qui est tronquée toute noble proportion, — moi que la nature décevante a frustré de ses attraits, — moi qu’elle a envoyé avant le temps — dans le monde des vivants, difforme, inachevé, — tout au plus à moitié fini »
Je me souviens que la mise en scène la plus impressionnante de cette œuvre, je l’avais vue au TNN dans une mise en scène d’Angela Konrad. J’en tremble encore rien qu’en écrivant cela.
Je me souviens qu’il faudrait demander à Irina Brook de s’intéresser à cette mise en scène pour la suite de ses cycles Shakespeare. Cette pièce a été créée à La Criée en 2004, Angela Konrad habitant Marseille.
Je me souviens que l’an dernier, à peu près à pareille époque, Peter Brook était venu, dans la salle Pierre Brasseur, nous parler de toi. Je ne savais pas que l’on pouvait ressentir un bonheur aussi intense en écoutant quelqu’un parler.
Je me souviens de ce que Irina Brook me disait à ton propos, le cadeau que tu faisait à tous les metteurs en scène du monde, c’est que tu te laisse tirer dans tous les sens et permet les inventions de chaque metteur en scène et qu’on n’a pas besoin de te défendre, tu te défend très bien tout seul.
Je me souviens que tu t’appelles William Shakespeare, que tu es né à Startford upon Avon en 1564, où tu y es mort en 1616, il y a 4 siècles.
Je me souviens que tu serais mort le même jour Miguel de Cervantès.
Je me souviens qu’un nouveau « Je me souviens » se profile.
Je me souviens de ces coordonnées : 51° 30’ 24’’ Nord – 0° 05’ 42’’ Ouest : ce sont celles de ton théâtre, Le Théâtre du Globe, à Londres.
Jacques Barbarin
Liste des pièces citées : Titus Andronnicus, Macbeth, Hamlet, Richard III
*Jan Kott (1914 – 2001) est un critique et théoricien du théâtre polonais. Son ouvrage sur Shakespeare : Shakespeare, notre contemporain(1965), devint vite un des travaux les plus lus dans le monde entier d’un théoricien polonais du théâtre. Il est indispensable, vous pouvez le trouver dans la Petite Bibliothèque Payot, n° 593. Pour même pas 10€, une œuvre essentielle.
** Je remercie Miran, le metteur en scène de « La Rue », de m’avoir expliqué cela.