Dans ma première « livraison » je parlais d’un théâtre nécessaire, « Comment va le monde ».
Chose bizarre, la compagnie « Les trois clés » lui répond, volens nolens,
avec son spectacle « La Gigantéa » vu au Collège de la Salle : «Mal. Quoique … »
A propos de leur précédent spectacle, « Silencio », en un semanario cuyo nombre ne me quiero recordar, j’écrivais « Nous sommes dans une écriture très élaborée, une clarté dans le langage. Se dégage un vécu de l’intense. Point n’est besoin de la parole orale : tout fait sens, tout concourt à l’évidence. »
« Les trois clés » sont des artisans de l’art dramatique. Ils sont dans le « faber ». Leur science artistique est dans la maîtrise de leur cognito, de leur raisonnement. Ce qu’ils produisent dépasse la notion de spectacle, c’est un syndrome, une occurrence. C’est à chaque instant un ensemble nécessaire.

Il n’y a pas en effet de paroles au sens où l’entendement normal le comprend. Il y a, « time to time », du gromelot, qui peut se définir comme une suite de syllabes incohérentes. Le « gromelot » n’est compréhensible que par l’intonation et la gestuelle qui l’accompagnent.
Allons essayons d’être clair. Dans un pays imaginaire, Makou et sa mère vivent sur des terres désertiques, chaque jour ils partent à la recherche d’un point d’eau pour survivre. Un jour, avant que le soleil ne se lève, l’enfant rencontre une armée d’êtres hybrides, moitié hommes moitié animaux. Capturé, Mako est enrôlé de force, il rejoint la lutte pour le monopole de l’or bleu et devient un enfant soldat. Mais l’enfant rêve de découvrir la Gigantea, une plante magique : là où elle prend racine, l’eau jaillit.
Et pour nous narrer cela des marionnettes « à prise directe ». Marionnettes de grande taille, comme celles du bunkaru japonais, elles sont manipulées à vue par plusieurs manipulateurs à l’aide de contrôles fixés sur différentes parties du corps. Le comédien-marionnettiste « acte » dans le même temps que sa marionnette, il devient une nouvelle approche du centaure.
Dans le précédent paragraphe nous avions abordé le « sens » général de l’œuvre. Mais ce que l’on peut appeler la forme génère un nouveau sens : c’est-à-dire que images, déplacement d’acteurs, création lumières, reconstitution d’un univers sonore par concomitance de sons enrichissent ce sens premier, le transcende, mais dans le même temps sont à son service. Le décor se transforme au fil de la pièce et chaque objet, plumes, tissus ou balais, est utilisé au maximum de ses possibilités. Ils sont la parole que nous n’avons pas.
Bien sûr que « La Gigantéa » est une féerie, mais une féerie humaniste. Elle emprunte des images de tension, car elle veut nous rendre compte de l’état du monde dans ses états extrêmes: la raréfaction de notre denrée fondamentale, l’eau, et la guerre poussé dans sa condition également extrême, quand elle la fait faire par des enfants, ce que toutes les dictatures ne se sont pas privées de faire, et continuent.
La beauté de cette création se situe à la confluence des divers artistes qu’elle réunit. Qu’ils soient Brésiliens, Chiliens ou Roumains, leur point commun semble être leur expérience de la dictature. Il faudrait vraiment citer – non par une quelconque affèterie – tous les participants de cette Œuvre (comédiens, réalisation de marionnettes, musique, son, lumière…) La place manque, mais citons Alejendro Nunez et Eros Galvao, concepteurs et metteur en scène, également comédiens.

Autre constat du monde, au Théâtre des Halles, avec « Don Juan revient de la guerre », de Ödön von Horváth, dramaturge de langue allemande (1901-1938). Ses premières pièces comme Revolte auf Côte 3018 (« Révolte sur la côte 3018 » datant de 1927) montrent déjà les thèmes fondateurs de son œuvre : la culture populaire et l’histoire politique de l’Allemagne. Devant la montée en puissance du NSDAP, les pièces d’Horváth mettent en garde contre le danger fasciste. Ses pièces sont ancrées dans la tradition viennoise d’un théâtre populaire et critique. Critique à la fois dans la dissection du langage et des comportements petit-bourgeois, mais aussi critique politico-sociale où les femmes apparaissent comme victimes.
Dans« Don Juan revient de la guerre », Don Juan est fatigué. Au sortir de l’horreur de 14-18, l’homme a perdu de sa superbe. Il va son chemin dans une Allemagne aux prises avec la crise, à la recherche de la fiancée qu’il a jadis abandonnée. Elle est morte. Il l’ignore. Et chaque femme qu’il rencontre est comme une facette de cet idéal perdu. Âprement ironique, le dramaturge décrit dans Dom Juan revient de guerre, un monde qui a tourné, une époque où l’argent se fait roi et où chacun se cherche sans se trouver, une époque, en vérité, qui fait étrangement écho à la nôtre. En des temps troublés, peut-on encore croire en un idéal ? Rien n’est moins sûr semble dire Horváth. Mais cela peut s’avérer nécessaire.
A l’écriture sans fard de Ödön von Horváth, va correspondre une mise en scène dépouillée de Guy Pierre Souleau. Dans cette Allemagne de la juste – après 1ère guerre mondiale, Allemagne en désespérance, la pièce se déroule dans de nombreux lieux : une épicerie, une salle d’hôpital, un cabaret, la chambre de Don Juan dans une pension de famille, un village…
Il y a un homme et trente cinq femmes, tous ces trente cinq rôles vont passer dans les mains de deux comédiennes Caroline Pechiney et Jessica Vedel, comme des passages de relais. Cela donne une version ramassée de la pièce – mais le texte est intégral- une intensité. Don Juan –joué avec sobriété et sincérité par Nils Öhlund passe de femme en femme sans comprendre que peut-être une nouvelle femme est en train d’apparaitre.
Le décor est simplifié, ne cherche pas le réalisme: une table, des chaises et trois rideaux de théâtre qui se dévoilent tour à tour : le premier rouge comme le sang de la guerre, le second doré comme l’argent facile, le troisième blanc comme la neige. A la fin de la pièce Don Juan retrouve sa fiancée-morte : il meurt sur sa tombe, la neige l’ensevelit.
« Dans toutes mes pièces, je n’ai rien embelli, rien enlaidi. J’ai tenté d’affronter sans égards la bêtise et le mensonge ; cette brutalité représente peut-être l’aspect le plus noble de la tâche d’un homme de lettres qui se plaît à croire parfois qu’il écrit pour que les gens se reconnaissent eux-mêmes » Ödön von Horváth.
Jacques Barbarin
Illustrations :
La Gigantéa
Don Juan revient de la guerre